Redonner vie à A bout de souffle? Le projet un peu fou de Richard Linklater

Dans Nouvelle Vague, le film de Godard A bout de souffle retrouve une nouvelle jeunesse.

Nouvelle Vague, jeune «vieux» film en noir et blanc interprété par d’illustres inconnus qui jouent des stars a fait souffler un vent de fraîcheur inattendu à Cannes, et désormais dans les salles.

Nouvelle Vague

Comédie cinéphile de Richard Linklater. Avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch, Aubry Dullin. 1h46.

La cote de Focus: 4/5

Imaginez qu’une personne ait mis la main sur le making of perdu de A bout de souffle, un témoignage livré par un proche qui aurait eu accès aux coulisses du tournage comme aux interrogations intimes du cinéaste. Avec Nouvelle Vague, tourné dans le format, le style, et même le matériel de l’époque, Richard Linklater écrit une lettre d’amour au cinéma en général et à Jean-Luc Godard en particulier. Un amour joyeux et juvénile, délesté de toute révérence. Tout en faisant œuvre didactique en dévoilant les coulisses aussi fascinantes qu’électriques de la création de A bout de souffle, Linklater livre une comédie enlevée menée à 100 à l’heure, et fait de Godard le génial personnage de film qu’il méritait d’être. Un film qui désacralise le cinéma tout en clamant son amour pour lui (à travers l’usage des codes du genre), fidèle à l’esprit de son modèle.

En mai dernier, Richard Linklater, auteur prolifique de la trilogie Before Sunrise, Sunset et Midnight, mais aussi de Dazed and Confused, School of Rock ou Boyhood (plus d’une vingtaine de films en tout qui reflètent un éclectisme forcené), présentait en compétition sur la Croisette un film au synopsis singulier: «Ceci est l’histoire de Godard tournant A bout de souffle, racontée dans le style et l’esprit de Godard tournant A bout de souffle.» Le festival s’interroge alors, pourquoi cet Américain s’emparait-il de cette icône si française –et aussi, peut-être surtout, comment osait-il? Faute d’en savoir plus, on pouvait craindre l’hommage compassé, la réinterprétation anachronique, ou le pastiche grotesque, mais Nouvelle Vague a fait souffler un vent de fraîcheur inattendu sur les festivaliers, qui sortirent de la salle Lumière des notes de jazz plein la tête, avec un seul mot à la bouche, joyeusement impertinent (à prononcer avec l’accent américain de Zoey «Jean Seberg» Deutsch): dégueulasse.

Nouvelle Vague sort dans les salles belges en cette mi-octobre, et il n’est nul besoin d’avoir vu A bout de souffle pour en apprécier l’énergie communicative, l’humour érudit et la vivacité cinématographique, même si les fans de l’œuvre originale se réjouiront d’en (re)découvrir les coulisses. Rencontre avec son réalisateur.

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D’où vient l’idée du film, et était-il évident dès le début qu’il serait en noir et blanc, dans le style de l’époque?

Souvent, les films apparaissent presque finis dans ma tête; j’essaie ensuite de les recréer. Donc oui, le film que j’avais en tête ressemblait à un film des années 1960, en noir et blanc, un peu surexposé, ses textures aussi. J’entendais même le film en français, et je voyais les sous-titres, comme on les incrustait à l’époque. Bon, recréer cette esthétique a demandé énormément de travail. Quant à l’idée elle-même, elle vient de discussions avec mes collègues scénaristes Vince Palmo et Holly Gent, nous travaillons ensemble, mais surtout, nous regardons beaucoup de films ensemble, depuis 1992. Pour nous, c’était peut-être avant tout une sorte de rêve de cinéphile, un amour pour cette époque, ce lieu, l’envie de partager aussi toutes ces maximes godardiennes, ces réflexions sur la théorie du cinéma.

Le film est un pastiche, assez extrême même, puisque vous avez été jusqu’à utiliser du matériel d’époque.

On a eu de la chance. On cherchait les mêmes caméras, et on a découvert que Raoul Coutard, le chef opérateur du film, avait légué une partie de son matériel à un fonds d’archives, qui a accepté de nous le prêter. C’était très amusant d’essayer de recréer les conditions matérielles du tournage, du moins en ce qui concerne l’équipement. Mais bon, A bout de souffle fut fait de manière beaucoup plus légère que nous. Recréer les décors à 65 ans d’intervalle, c’est une autre histoire. Godard n’avait pas d’équipe déco ou costume, ils n’avait même pas d’équipe son! Ils ont tout bouclé en 20 jours, ils débarquaient dans un lieu, ils tournaient. Donc oui, on a imité, mais avec des moyens différents, même si l’objectif était le même: donner la sensation de la spontanéité.

«C’est une sorte d’entourloupe, mais tout film en est une, d’une certaine façon.»

Narrativement, c’est une approche hybride, c’est à la fois dans les coulisses et sur les coulisses du film.

C’est une sorte d’artefact, comme si on avait découvert dans un grenier un vieux film datant de 1959, tourné par un ami de Godard, une sorte de making of. On voulait que ça sonne comme ça, que ça ressemble à ça. C’était le challenge visuellement, et narrativement. Je n’ai pas arrêté de répéter aux acteurs: vous ne jouez pas dans un film d’époque, vivez aujourd’hui cette époque. C’est un artifice, une sorte d’entourloupe, mais tout film en est une, d’une certaine façon. Par ailleurs, on voulait aussi que les gens puissent comprendre sans problème le film, même sans avoir vu A bout de souffle, ou en connaître l’existence. Finalement, on peut résumer ça comme cela: c’est l’histoire d’un jeune gars qui essaie de faire un film. J’adore l’idée qu’un jeune spectateur puisse voir le film sans rien en savoir, et se dise: tiens, qui est ce Jean-Luc Godard? Peut-être que je devrais aller voir ce qu’il a fait. Ça fonctionne aussi avec « qui est Melville? », « qui est Bresson? » Je suis né après, mais ça m’a toujours semblé être une époque géniale, j’avoue que je suis très séduit par son côté un peu romantique, tous ces jeunes gens qui se lancent tête baissée dans le cinéma, mus par leur énergie. En même temps, l’idée n’était pas d’être trop respectueux, c’est une comédie avant tout, elle devait être drôle et divertissante.

En Europe, Jean-Luc Godard est un monstre sacré. Le fait que vous soyez américain vous a-t-il apporté une certaine forme de distance?

Peut-être étais-je libéré d’une forme de poids. Je suis un fan. Je ne voulais surtout pas le traiter de façon trop révérencieuse, juste comme un gars de 20 ans qui fait un film, même s’il s’avère qu’il est génial. Mais c’est vrai qu’on idolâtre peut-être un peu moins les cinéastes aux Etats-Unis. C’est quelque chose que l’on réserve aux musiciens, j’ai l’impression. Peut-être parce qu’on n’a pas inventé «l’auteur». Hollywood est une usine à rêves, certes, mais les films sont juste vus comme du divertissement, pas comme du grand art.

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Il semble évident que Godard était fait pour devenir un personnage de film: il est drôle, orgueilleux, mais aussi très lucide.

Il y a indéniablement quelque chose de très drôle chez lui, dans sa manière d’être, mais aussi de travailler, dans sa façon de se battre pour son indépendance, et d’imposer sa façon de faire aux autres, quels qu’ils soient. On lisait les documents relatifs au tournage à l’époque, et ils mentionnaient qu’un jour, il a quitté le plateau parce qu’il voulait assister à la projection d’un film de Rossellini. Qui se permet ça? Il pouvait être tellement impétueux, cela m’amusait beaucoup. C’est vraiment l’enfant terrible du lot. Truffaut agissait de manière plus normale, finissant ses journées de tournage, lui (rires).

Ce qui est aussi intéressant, c’est le contraste entre ce personnage très drôle, votre film qui est très ludique et très malicieux, et l’image très intello qu’on peut avoir ici de la Nouvelle Vague.

Ne pas être trop intellectuel était justement un piège à éviter. Mais moi, je trouve que les films de Godard sont déjà drôles, regardez Belmondo, il est tellement détendu, libre. Je voulais trouver ce relâchement. Je crois que le piège qui nous menaçait, c’était de tomber dans un hommage figé. Tout ce qui est arrivé de génial, spécialement dans le domaine du cinéma, est arrivé de manière inopinée. Ce film, c’est une vraie révolution, mais personne ne semble le savoir sur le moment. Toutes les scènes devenues cultes dans l’histoire du cinéma, au moment où elles sont tournées, sont loin de ce statut –il y a la logistique, la caméra à fixer, les éclairages à brancher, les mouvements à régler. La magie opère, souvent sans qu’on s’en aperçoive.

C’est aussi un film sur l’énergie de la jeunesse.

Bien sûr! J’ai connu ça, moi aussi. Quand j’ai tourné mon premier film, j’avais 28 ans, et j’étais le doyen du plateau. J’étais déjà très conscient de l’énergie extraordinaire que dégageait cette jeunesse. Et finalement, c’est peut-être comme ça que ça devrait être, si on veut exprimer quelque chose de nouveau, partager ce qui traverse une époque nouvelle, une nouvelle façon d’être au monde.

Ce n’est pas un film historique, dans le sens où il a une saveur d’immédiateté, mais il semble nourri d’un très grand travail de documentation.

Je suis très intéressé par l’iconographie de la Nouvelle Vague, et je voulais qu’on puisse la voir en train d’apparaître. Raymond Cauchetier a pris de nombreuses photos sur le tournage à l’époque, et visiblement il y avait beaucoup de tension entre Godard et lui. N’empêche que Cauchetier a pris sa place, et que ses photos ont contribué à faire l’histoire. D’ailleurs, beaucoup d’images iconiques du film que l’on a en tête sont des photos de tournage, pas des images du film lui-même!

A quel point la Nouvelle Vague a pu être une inspiration pour vous?

C’est un symbole éternel de liberté, d’inspiration, de l’importance de faire des films personnels, aussi. Quand j’ai commencé à faire des films dans les années 1980, la Nouvelle Vague nourrissait notre façon de travailler. L’idée qu’un film pouvait tout être, qu’il fallait suivre nos envies, qu’on pouvait oser, que c’était avant tout notre vision. C’était aussi une façon d’alléger les enjeux du cinéma, ceux posés par l’industrie, pour en faire un art plus personnel, à hauteur d’humain.

A bout de souffle, film culte

Mars 1960. A bout de souffle, premier long métrage de Jean-Luc Godard, sort dans les salles françaises, où le film remporte un joli succès public. C’est l’histoire de Michel Poiccard, jeune voyou charismatique en cavale, qui tente avec flegme de séduire Patricia, une jeune étudiante américaine. Mais A bout de souffle, ce sont aussi des images ancrées dans la mémoire collective: Jean Seberg et sa coupe garçonne qui vend le New York Herald Tribune sur les Champs-Elysées (l’écrire, c’est l’entendre), un Belmondo juvénile qui invite le spectateur à aller se faire foutre, et une interrogation entêtante: c’est quoi, «dégueulasse»?

A bout de souffle, c’est aussi et peut-être surtout une nouvelle façon de faire du cinéma, émancipée des cadres, libérée des contraintes, profession de foi d’une spontanéité constitutive du geste artistique, où la vie est invitée à envahir le plan. Le plan, justement, doit pouvoir respirer. Si le tournage est marqué par une fluidité de l’action, dégagée des empêchements techniques (adieu studio et appareillages astreignants), le montage sonne le temps de la coupe. Le souffle, toujours lui, se fait court. On invoque la saccade, l’interruption, l’accélération aussi. Parfaitement chaotique, A bout de souffle s’autorise tout, dynamitant l’histoire du cinéma, en reprenant les ingrédients de base («une fille et un flingue», comme le disait Godard), pour les revisiter avec une virtuosité proche d’une improvisation de jazz.

A l’origine, il y a un fait divers, un gars qui vole une voiture et qui tue un flic. A l’arrivée, il y a, plus qu’un chef-d’œuvre, un film qui inventera une nouvelle grammaire cinématographique. Son héritage esthétique est abyssal: jump cut et plans-séquences, franchissement du quatrième mur et regards caméra, décors et lumières naturels, caméra à l’épaule, travellings artisanaux, usage disruptif de la post-synchronisation. Œuvre postmoderne par excellence, A bout de souffle définit une nouvelle modernité toujours d’actualité. Restauré en 2020, le film fera l’objet d’une poignée de projections exceptionnelles en parallèle de la sortie de Nouvelle Vague.

Encyclopédie illustrée

Si le casting de Nouvelle Vague, au demeurant excellent, est volontairement composé de comédiens jusque-là inconnus, la liste des personnages, elle, ressemble à un impressionnant Who’s Who du cinéma français des années 1950 et 1960. Car si le film de Richard Linklater est une comédie, c’est une comédie diablement érudite, nourrie des très nombreuses archives existantes consacrées à cette période, mais aussi du regard de l’ex-journaliste, productrice et distributrice Michèle Halberstadt, qui a contribué au scénario, et qui a longuement côtoyé Jean-Luc Godard. Résultat: Nouvelle Vague n’est pas seulement l’histoire d’un film en train de se faire, c’est aussi celle d’un mouvement en train de naître, qui capture l’esprit d’une époque. Evidemment, autour de Godard, on retrouve ses coéquipiers de la Nouvelle Vague, à commencer par François Truffaut, qui signe le scénario de A bout de souffle, mais aussi Chabrol (conseiller artistique), Rohmer, Varda, Demy, Rivette et Rozier. Au hasard d’une avant-première, Juliette Greco félicite Chabrol pour Le Beau Serge; lors de la présentation à Cannes des 400 coups, c’est Jean Cocteau qui confie à François Truffaut: «L’art n’est pas un passe-temps, c’est un sacerdoce.» Quant à Melville, il délivre au jeune cinéaste une généreuse leçon de cinéma qu’il lui conseille, surtout, d’ignorer. Linklater pousse l’exercice jusqu’à nommer ses guest stars, qui semblent poser pour la caméra alors que leur nom s’inscrit à l’écran, un peu comme s’il avait imaginé l’album Panini rêvé du cinéphile. Ce petit jeu malicieux de la citation culmine lors d’une séquence dans les bureaux des Cahiers du Cinéma (qui ont vu naître la Nouvelle Vague, puisque nombre de ses représentants y étaient critiques), alors que l’intelligentsia parisienne accueille le maître, Roberto Rossellini, sous le regard admiratif de Godard et consorts, mais aussi Jean Rouch, Alain Resnais ou encore Georges Sadoul, grand historien du cinéma.

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