Philippe Garrel: « La Nouvelle Vague au cinéma, c’est comme l’existentialisme en littérature »

Éric Caravaca et Louise Chevillotte dans L'Amant d'un jour © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Ne manquez pas son bel Amant d’un jour, à l’affiche à Bruxelles et bientôt à Liège. Discussion à bâtons rompus avec Philippe Garrel, artisan et auteur avec un grand A, éternel amoureux de l’amour et du cinéma.

Il a seulement seize ans (!) quand, en 1964, au sortir du tournage du Vieil Homme et l’Enfant de Claude Berri sur lequel il officie en tant que simple stagiaire, il se pique de racheter les chutes de pellicule du film pour mettre en boîte en trois jours son premier geste de cinéma: Les Enfants désaccordés, court métrage buissonnier, donc séminal, initiant une filmographie d’abord très expérimentale, puis rattrapée par le désir de dramaturgie, qui sera notamment marquée au fer rouge par la passion qu’il partage au coeur des années 70 avec Nico, la chanteuse du Velvet, mais aussi par la jeunesse contestataire des années 60 dont il est issu. Disciple affranchi de Godard, le réalisateur de La Cicatrice intérieure, de J’entends plus la guitare, du Vent dans la nuit ou des Amants réguliers signe aujourd’hui avec L’Amant d’un jour un drame épuré autour du triangle domestique formé par un professeur de philosophie, sa compagne qui est aussi son étudiante et la fille de celui-ci. Soit le bonheur et la douleur d’aimer subtilement déclinés dans un noir et blanc hors du temps. Philippe Garrel s’en explique avec une prodigalité rare alors qu’on le retrouve en mai dernier sur le petit bateau Arte modestement amarré à l’ombre du grand Palais cannois au lendemain de la projection de son film à la Quinzaine des Réalisateurs.

Avec L’Amant d’un jour, vous clôturez une trilogie. Que représente-t-elle pour vous?

Avant la crise européenne de la dette en 2011, qui a émergé en écho à la crise américaine des subprimes de 2008, je pouvais faire des films pour trois millions d’euros, comme Un été brûlant que j’ai tourné en 40 jours. Dans la foulée, j’ai écrit un long métrage que je voulais tourner entre la France et l’Italie pour un budget similaire, mais ça n’a pas marché. Impossible à financer. Je m’intéresse beaucoup à l’économie donc j’ai tout de suite compris l’enjeu de cette crise à mon niveau. Il faudrait désormais diviser par deux la somme engagée dans chacun de mes projets. Et le seul moyen de faire moins cher au cinéma, c’est de tourner plus vite. J’ai donc imaginé un film plus simple, avec trois personnages, bouclable en 21 jours: La Jalousie. Il m’a beaucoup plu. J’ai alors décidé d’en faire deux autres sur le même canevas, des films très resserrés en termes de temps et d’espace: L’Ombre des femmes et L’Amant d’un jour. Il s’agit d’une trilogie conditionnée par des questions d’économie. Où l’idée n’est pas de partir d’un fantasme de cinéma puis de courir derrière l’argent. C’est quelque chose que Jean Douchet a très tôt décelé dans mon travail: chez moi, c’est l’économie qui détermine l’esthétique, pas l’inverse. Ces trois films ne sont pas faits pour être projetés ensemble mais ils se ressemblent. Comme trois essais qui traiteraient de la sexualité des femmes.

S’il fallait identifier le sujet de L’Amant d’un jour, ce serait en effet sans doute l’inconscient féminin. Avec, en filigrane, le ressort mythologique du complexe d’Électre…

Oui, c’est comme le complexe d’OEdipe mais pour les filles. Soit l’amour des filles pour leur père, en somme, et la manière dont elles en arrivent à chasser leurs rivales. Électre, dans le mythe dont s’inspire Freud pour illustrer son cas, s’allie à quelqu’un pour tuer sa mère parce qu’elle a épousé un autre homme. Donc ce n’est pas la même chose qu’OEdipe qui tue son père et fait l’amour avec sa mère. Les deux mythes ne sont pas symétriques. Cette illustration mythologique de Freud, qui a beaucoup été contestée par Simone de Beauvoir notamment, est beaucoup moins connue que le complexe d’OEdipe bien sûr. Freud disait qu’il fallait une certaine culture pour être psychanalysé mais aujourd’hui on constate qu’il y a des choses de la psychanalyse qui sont passées presque au-delà de la culture. Parlez du complexe d’OEdipe avec votre boulangère: à tous les coups, elle sait ce que c’est. Toujours est-il que j’ai convoqué allègrement toute cette histoire du complexe d’Électre au moment de faire produire L’Amant d’un jour. Ce n’était pas très important pour moi de parler de ça à mes acteurs, par contre c’était assez vendeur au moment d’approcher des financiers ou le jury de l’avance sur recettes (sourire).

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Dans votre film, la fille, jouée par votre propre fille Esther, éloigne effectivement son père de sa compagne mais ce n’est jamais intentionnel…

Non seulement elle ne réalise pas qu’elle risque de tout casser entre eux, mais en plus elle le fait par amitié pour sa jeune belle-mère. C’est par pure amitié, en effet, qu’elle lui présente un autre homme. Son inconscient et son amitié entrent en fait en rivalité, entraînant la mise en danger involontaire de l’équilibre amoureux de son père. Encore une fois, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’être cultivé pour appréhender ce type de mécanisme. C’est quelque chose qui peut s’observer n’importe où au sein d’une famille. Parce qu’au final, moi c’est ça qui m’intéresse: parler de la vie réelle. Hitchcock disait que le public n’a pas envie d’entendre parler de son quotidien, qu’il faut l’emmener ailleurs, là où il ne va jamais lui-même: c’est le cas typique du meurtre, par exemple. Et je crois que c’est vrai, en un sens, s’agissant du grand public. Mais il y a quand même beaucoup de spectateurs aujourd’hui qui acceptent aussi le caractère moral que le cinéma a pris dans leur vie. Pas moral au sens d’astreindre les droits de penser ou d’agir, mais moral dans le sens d’une tentative de réponse à cette question fondamentale: Comment vivre? Comment mener sa vie? Et ça, c’est quelque chose qui a été amené par la Nouvelle Vague. La Nouvelle Vague au cinéma, c’est comme l’existentialisme en littérature. Tout d’un coup ça a connecté avec la vie réelle. Beaucoup plus, si on s’en tient à la France, que chez Jean Renoir, Jean Vigo ou Jacques Becker, par exemple, qui n’en demeurent pas moins d’immenses metteurs en scène. Mais la Nouvelle Vague a conservé le meurtre, les pistolets. C’est seulement avec Jean Eustache, Chantal Akerman ou moi-même que le meurtre disparaît. On y a peut-être perdu une partie du grand public. Mais je crois qu’on y a surtout gagné le fait que, à partir de là, le cinéma ne se résumait plus à du divertissement, qu’il faisait désormais partie intégrante de la vie. Les croyants qui vont à la messe n’y vont pas pour se divertir. Eh bien le cinéma c’est pareil. Ce n’est pas un simple jeu de société. L’art a une utilité dans la vie. C’est pour ça que je regrette que tout ce qui relève du patrimoine du cinéma, tous ces films qui ont été élus, souvent à juste titre, comme importants, ne soient pas projetés en permanence. Ce sur quoi le divertissement continue de gagner, c’est l’attrait du neuf. La plupart des gens préféreront aller voir un film nul qui vient de sortir qu’un chef-d’oeuvre d’il y a un demi-siècle. L’excitation sur ce qui est neuf reste plus forte que l’art lui-même. Et c’est bien dommage.

L’Amant d’un jour a été particulièrement bien accueilli lors de sa projection à la Quinzaine. Ça n’a pas toujours été le cas pour vous à Cannes…

C’est amusant parce que je crois que l’une des caractéristiques fondamentales de mon cinéma réside dans son intégrité. Je ne vais pas chercher le public. Alors quand je présente un film en festival, j’ai toujours tendance à me dire que ce n’est pas très grave si ça se passe mal. Et puis après coup, quand même, je suis soulagé quand ça s’est bien passé (sourire). Le risque, toujours, c’est que les gens s’en aillent. Moi je suis davantage un habitué de la Mostra, j’ai eu sept films à Venise déjà. Quand j’ai présenté La Frontière de l’aube en Compétition à Cannes en 2008, le film a été sifflé, hué violemment. En 2005, j’avais fait Les Amants réguliers à la gloire de Mai 68. Ça n’a pas plu au Figaro, évidemment (sourire). Alors j’ai été catalogué comme étant d’extrême gauche. C’est là-dessus qu’on m’a attaqué dans la foulée, sur des questions de conception de la vie, d’idéologie, pas de cinéma. Bon, c’est le jeu, bien sûr. Carax a toujours dit qu’être encensé ou attaqué n’a aucune espèce d’importance, qu’il faut que l’on continue à parler de vous. C’est tout. Si on ne parle plus de vous, il devient difficile de faire des films. Parce que vous commencez à vous exclure de l’industrie. Au sein de l’industrie, il y aura toujours des positions plus fragiles à tenir que d’autres, mais vous avez la garantie d’exister en tant que cinéaste. Comme Carax, moi je suis venu de l’extérieur. Sans faire d’école de cinéma. J’ai quitté le lycée très tôt. J’ai demandé à mes parents de m’émanciper pour pouvoir travailler, et c’est comme ça que je me suis retrouvé à m’occuper des costumes de Michel Simon sur Le Vieil Homme et l’Enfant. J’ai toujours aimé coudre -ça c’est moi qui l’ai fait, par exemple (il désigne le gilet de cuir qu’il porte sur ses épaules, NDLR). Et ce savoir-faire-là a été ma porte d’entrée dans l’univers du 7e art, qui était très fermé à l’époque. Un véritable château fort, croyez-moi. Aujourd’hui, avec les petites caméras, n’importe qui peut s’essayer à réaliser un long métrage… Toujours est-il que j’ai sauté sur l’occasion: une fois le tournage terminé, j’ai racheté avec mon salaire les chutes de pellicule vierge du film au directeur de production et je me suis lancé. Il faut savoir qu’à l’époque, les techniciens rechargeaient constamment la pellicule de peur que la star se mette à jouer et que ce soit la fin de la bobine.

Philippe Garrel
Philippe Garrel© DR

Il faut un grand désir de cinéma pour se lancer comme ça. À la même époque, Jean Eustache, on y revient, piquait les chutes du Masculin féminin de Godard pour tourner son Père Noël a les yeux bleus

Ah non, Godard les lui avait données. Avec évidemment, à l’arrivée, la contrainte de devoir adapter la durée de ses plans à la taille de ces chutes. Eustache avait dix ans de plus que moi, et c’était lui le préféré de la Nouvelle Vague, ou en tout cas de Godard et Truffaut, qui sont les deux maîtres absolus du cinéma français, ses Renoir et Van Gogh: indépassables tellement c’est beau. Il était leur protégé. Il a fait ses premiers courts métrages à peu près à l’époque où moi je les ai faits. Et c’est quand ils ont vu mon premier long en 1967, Marie pour mémoire, qu’ils m’ont pris à mon tour sous leur aile. J’étais le deuxième cinéaste de la génération post-Nouvelle Vague à trouver grâce à leurs yeux. Après il y a eu Chantal Akerman, Jacques Doillon et d’autres. Puis est arrivée une autre génération au début des années 80, emmenée par Leos Carax. Ensuite ça a été au tour de Desplechin.

Vous voulez dire qu’il est possible de dessiner une véritable généalogie d’un certain cinéma d’auteur français, d’acter la survivance d’un état d’esprit?

Oui, une conception précise du 7e art, construite en marge du cinéma de divertissement pour les masses. J’aime l’idée de relais. Il y a une vraie émotion à découvrir le film d’un jeune réalisateur qui a entendu et compris ce que disaient les films des générations qui l’ont précédé. On pourrait encore parler de Bertrand Bonello, de Noémie Lvovsky, d’Abdellatif Kechiche bien sûr ou de Bruno Dumont…

L’Amant d’un jour. De Philippe Garrel. Avec Eric Caravaca, Esther Garrel, Louise Chevillotte. 1h16. ***(*)

À l’affiche à l’UGC Toison d’Or, Bruxelles. Mais aussi du 28 juin au 8 août au Churchill, à Liège. Ainsi que le 3 juillet à 17h30 et le 9 juillet à 22h à Flagey, Bruxelles, dans le cadre de la reprise de la Quinzaine des Réalisateurs cannoise.

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