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Rabia, de Mareike Engelhardt, met en lumière l’embrigadement des femmes par l’Etat islamique
Dans Rabia, Mareike Engelhardt use de la fiction pour se pencher sur la question troublante de l’embrigadement des jeunes femmes par l’Etat islamique, entraînant le spectateur au cœur des maisons qui accueillent ces esprits en quête de repères.
Qu’est-ce qui motive le départ? Qu’est-ce qui explique que l’on reste? Qui sont ces jeunes femmes venues du monde entier qui partent donner leur vie? Autant de questions vertigineuses auxquelles Mareike Engelhardt tente d’apporter un début de réponse à travers un personnage fictif qui abrite en elle la somme des témoignages recueillis par la cinéaste lors d’une longue phase d’enquête. Jessica, qui va prendre le nom de Rabia, est une jeune fille blonde aux yeux bleus, aide-soignante, qui étouffe dans un quotidien dont elle se sent esclave. Elle est en révolte contre cette société injuste, où son destin est tout tracé, et où elle semble s’enliser dans le marasme des injonctions qu’elle subit. Alors elle part, vers un ailleurs qu’elle fantasme meilleur, et surtout plus juste.
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Le cinéma donne souvent à voir les hommes de Daech, combattants fervents, manipulés, repentis ou les trois à la fois. Plus rarement les femmes. Sur grand écran, on a plutôt vu les parents, partis à la suite de leurs adolescentes disparues. Les Cowboys (2015), de Thomas Bidegain, situait son intrigue avant l’avènement de l’Etat islamique. Il décrivait le périple désespéré, au mitan des années 1990, d’un père parti chercher sa fille, remontant à la source des attentats qui allaient terroriser l’Occident au début des années 2000. Dans La Route d’Istanbul (2016) de Rachid Bouchareb, Astrid Whettnall tentait à son tour de rejoindre la Syrie pour retrouver son ado. Dans le stupéfiant Les Filles d’Olfa (2023), Kaouther Ben Hania mêlait documentaire et fiction pour essayer de donner un sens à l’insensé, la radicalisation soudaine de deux des quatre filles d’une mère tunisienne déchirée entre la tristesse et la culpabilité. En 2016, Marie-Castille Mention-Schaar observait dans Le Ciel attendra tout à la fois l’incompréhension et la douleur des parents, et le processus d’embrigadement précédant le départ de deux jeunes filles aux destins singuliers mais prenant valeur d’exemple, ce que soulignaient les nombreuses scènes où apparaissait Dounia Bouzar, «vraie» consultante en déradicalisation.
«Elles arrivent en tant qu’amies mais deviennent très vite rivales. Elles sont des ventres avant tout, c’est une usine à procréation.»
Une question de survie
Rabia nous entraîne encore plus loin, puisque le film nous fait pénétrer dans une madafa à Raqqa, un lieu d’hospitalité qui accueille des filles du monde entier, arrivées là dans la joie, mais où la sororité se mue rapidement en affrontement par le statut qu’on leur attribue. «Elles arrivent en tant qu’amies, confirme Mareike Engelhardt, mais deviennent très vite rivales. Elles sont des ventres avant tout, c’est une usine à procréation. Elles sont soumises au speed dating, où les hommes choisissent leur épouse. C’est d’une banalité ahurissante, et cela les renvoie à ce que certaines d’entre elles pensaient avoir fui. Elles sont comparées, donc opposées. Il y a très vite trahison, puisque certaines se marient mieux que d’autres, selon que la mari est un émir où un combattant pauvre. Rapidement, c’est une question de survie. Et celles qui restent dans la maison, comme Jessica, qui refuse par tous les moyens le mariage, doivent se trouver une place autrement qu’à travers les hommes. Pour Jessica, ce sera auprès de la directrice du centre, Madame (NDLR: inspirée de la «veuve noire» du djihad, Fatiha Mejjati). Une place qui lui donne beaucoup de pouvoir, mais lui coûte son humanité.»
«Ce qu’on leur vend, c’est un Etat islamique où tout le monde est sur un pied d’égalité, au service de Dieu.»
Car ce qui intéresse tout particulièrement la cinéaste, c’est la façon dont on peut la perdre, cette humanité. Au début du film, Engelhardt veille à mettre en scène Jessica et son amie Leila comme deux jeunes filles de leur époque. Elles partent dans la joie et l’euphorie, on loue leur courage dans les groupes WhatsApp d’aspirantes au départ où elles sont traitées en reines, respectées, valorisées. Leurs préoccupations sont pourtant aussi triviales que leurs espérances sont nobles. Elles ont la foi, pas seulement en Allah, mais aussi en un monde plus juste. Toutes ces jeunes filles présentent une faille, dans laquelle les «gourous» du djihad telle Madame vont s’empresser de s’engouffrer. «Elles sont aux premières loges pour observer les injustices sociales qui rongent nos sociétés. Et ce qu’on leur vend, c’est un Etat islamique où tout le monde est sur un pied d’égalité, au service de Dieu. La propagande s’adresse à des émotions très nobles, une envie que l’existence ait un sens, d’appartenir à quelque chose de plus grand, de faire partie d’une famille, d’être aimé. Ces jeunes ont envie de s’engager. C’est inquiétant et perturbant de penser que nos sociétés occidentales ne semblent plus leur offrir ces perspectives, qu’il y a une telle absence d’utopie que certains jeunes peuvent être tentés par le djihad, et en venir à penser qu’un pays en guerre soumis à un régime totalitaire pourrait leur offrir un monde meilleur.»
«Je m’inspire de plusieurs système totalitaires pour raconter quelque chose de plus universel sur l’humanité.»
Dans la sphère intime
Dans ces embrigadements mortifères, Mareike Engelhardt trouve un écho à sa propre histoire, à ses origines. «Je suis petite-fille de nazi, et je suis très travaillée par la question des dérives idéologiques et des manipulations psychologiques. Comment au cours d’une vie, on prend le mauvais chemin, on devient bourreau, et alors qu’on le réalise, on continue pourtant, quitte à perdre son humanité. C’est très lié à la question que je me pose depuis que j’ai découvert mon ascendance: qu’est-ce que moi, j’aurais fait à l’époque? De quel côté j’aurais été, comment je me serais engagée? Je voulais forcer le spectateur à se poser lui aussi cette question. C’est pour ça aussi qu’il fallait que je puisse m’identifier à mon héroïne, et le spectateur aussi. Je voulais également montrer comment la radicalisation s’opère dans la sphère intime, notamment ici entre Rabia et Madame. Il était important pour moi de m’éloigner de l’Islam dans la mise en scène, les voiles pourraient être catholiques, la gestuelle est proche de celle du nazisme. Je m’inspire de plusieurs système totalitaires pour raconter quelque chose de plus universel sur l’humanité, notre capacité à devenir des monstres.»
Rabia
Drame de Mareike Engelhardt. Avec Megan Northam, Lubna Azabal, Natacha Krief. 1h35.
La cote de Focus: 3/5
Jessica et Leila ont la foi. Elles partagent colère et espoir, et s’envolent pour Raqqa rejoindre une sororité de jeunes femmes qui, comme elles, sont prêtes à passer par la guerre pour œuvrer à la paix. Mais rapidement la vérité de la madafa dans laquelle elles sont enfermées et la brutalité de ce qu’on attend d’elles les rattrape. Rabia dresse le portrait d’une désillusion, et explore avec détermination le moment où, confrontées à la sordide réalité de l’embrigadement, les jeunes femmes posent des choix qui valident –ou pas– leur humanité. Dans le chaos de Daech, c’est la banalité du mal souvent théorisée qui prend corps avec Jessica devenue Rabia, à travers la performance glaçante de Megan Northam. Un regard d’une grande âpreté, forcément justifiée, mais qui, porté par l’urgence, démontre parfois un peu trop.
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