Portrait: Payal Kapadia, cinéaste indienne surdouée et révélation du festival de Cannes

Payal Kapadia met en scène trois femmes de différentes générations installées à Mumbai et qui s’offrent une fugue dans un village côtier où se dessine la possible promesse d’une liberté nouvelle. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Grand prix du dernier festival de Cannes, All We Imagine as Light révèle en Payal Kapadia, réalisatrice indienne de 39 ans à peine, une cinéaste surdouée aux fulgurances poétiques caressées par l’espoir.

Elle fut assurément l’une des plus belles révélations du dernier festival de Cannes. Même si elle n’en était pas tout à fait à son coup d’essai. En 2021, en effet, Payal Kapadia présentait déjà sur la Croisette, dans l’exigeante section parallèle de la Quinzaine des cinéastes, Toute une nuit sans savoir, bouillonnant long métrage documentaire tourné vers une jeunesse indienne furieusement éprise de liberté. Le film y remportait alors légitimement L’Œil d’or du meilleur documentaire. Trois ans plus tard, All We Imagine as Light, son premier long de fiction, a fait vibrer à l’unisson le jury de la compétition officielle, qui lui a décerné son prestigieux Grand prix. L’événement est de taille, voire même carrément historique, puisqu’il s’agit là de la toute première incursion indienne en compétition cannoise depuis exactement 30 ans.

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Petit miracle de cinéma où l’intime se fait politique, et dont la dimension profondément humaine et sociale ne freine en rien les ambitions esthétiques, All We Imagine as Light fait le portrait de trois femmes de différentes générations aux existences entravées par le poids des traditions et des déterminismes. Prabha, Anu et Parvati travaillent toutes les trois dans le même hôpital à Mumbai. La première se noie dans ses tâches de soin afin de ne pas se laisser happer par le désespoir que lui inspire son passé. La deuxième, infirmière elle aussi, vit un amour clandestin qui lui forge une mauvaise réputation. La troisième, enfin, veuve et cuisinière, est menacée d’expulsion, car son logement doit être démoli. Ensemble, elles s’offrent une fugue dans un village côtier où se dessine pour elles la possible promesse d’une liberté nouvelle…

Payal Kapadia et son processus créatif

Mais qui donc, au fond, est Payal Kapadia, autrice surdouée de ce bijou de solidarité aussi discrète que chatoyante? Fille de la célèbre artiste peintre et vidéo Nalini Malani, la future cinéaste naît à Mumbai, vertigineuse ville-monde, en 1986. Adolescente, elle fréquente d’abord un pensionnat en dehors de la métropole, dans une région côtière de l’est du pays, où domine une approche holistique de l’éducation.

Elle y intègre le club de cinéma et fait notamment alors la découverte décisive du travail d’Andreï Tarkovski, réalisateur soviétique culte et visionnaire dont l’œuvre hante de manière quasiment tellurique les imaginaires cinéphiles. Kapadia revient ensuite compléter sa formation à Mumbai avant de se lancer dans des études de cinéma au Film and Television Institute of India après avoir fait ses classes comme assistante-vidéaste et vidéaste publicitaire. Ses premiers courts métrages font déjà le grand écart entre documentaire et fiction, naturalisme et onirisme, chroniques du quotidien et histoires de fantômes… Entre ce qui est montré et ce qui est caché.

«Tout le film est traversé par la question de se trouver un territoire à soi, une place dans le monde.»

Film structuré en deux parties, entre ville et campagne, réalisme strict et tentation poétique de faire surgir une dimension fantastique plus secrète, All We Imagine as Light assied assez clairement aujourd’hui son ambition, purement cinématographique, de laisser affleurer l’invisible à l’écran. Comme elle le dit elle-même, son art tend en effet à explorer ce qui est enfoui dans «les replis de la mémoire et des rêves». Au festival de Deauville, en septembre dernier, elle confiait ainsi volontiers à la presse: «J’ai tendance à travailler de manière très instinctive. Mais, très tôt dans le processus créatif, il était clair pour moi que le trajet du film impliquerait de passer d’une dimension quasiment documentaire à quelque chose de l’ordre de la fantaisie. C’est une manière aussi de donner forme à cette espèce d’utopie amicale qui est au cœur du film, par-delà les langues, les différences et les générations. Tout le film, je crois, est traversé par la question de se trouver un territoire à soi, une place dans le monde. Mais, dans All We Imagine as Light, cette quête très personnelle passe aussi par l’idée d’une véritable unité qui se tisse entre ces trois femmes.»

«J’ai décidé de filmer Mumbai durant la saison de la mousson, qui donne un côté plus romantique à la ville.»

Mumbai, «personnage à part entière»

Même quand Mumbai n’est pas directement visible à l’écran, la ville indienne hante de sa présence l’ensemble du premier long de fiction de Payal Kapadia. Nocturne, agitée, scintillant de reflets bleutés, la métropole incarne ainsi indéniablement un personnage à part entière de All We Imagine as Light. «L’une de mes motivations premières à faire ce film était en effet de représenter la ville d’où je viens, opine la réalisatrice. News from Home (1977), le fameux documentaire de Chantal Akerman, a notamment été une grande inspiration dans la manière de filmer le côté nocturne et les lumières de la ville. Mumbai est une ville qui offre beaucoup d’opportunités. Des gens de tout le pays viennent y travailler. C’est pourquoi, par exemple, dans les trains, il est possible d’entendre de nombreuses langues différentes. Deux personnes originaires d’Inde peuvent très bien ne pas se comprendre. Ce qui fait que, parfois, deux usagers n’hésitent pas à se parler de choses très personnelles dans un train bondé. J’aime cette idée d’une certaine intimité qui peut se créer dans des endroits massivement fréquentés. C’est quelque chose qui est présent dans mon film. Mumbai est aussi un endroit où les femmes peuvent travailler un peu plus facilement que dans d’autres parties du pays. Mais c’est également une ville où il faut beaucoup d’argent pour vivre. Par ailleurs, Mumbai est un endroit en constant changement. Les gens y viennent puis en repartent. Certains quartiers se gentrifient très rapidement. J’ai décidé de filmer Mumbai durant la saison de la mousson, qui donne un côté plus romantique à la ville, avec ses reflets bleutés, mais peut également vite l’inonder sous des pluies torrentielles qui paralysent les déplacements et la transforment en grande pataugeoire. C’est la saison qui en souligne le plus la dualité et les contradictions, qui sont elles-mêmes au cœur de All We Imagine as Light

All We Imagine as Light

Drame de Payal Kapadia. Avec Kani Kusruti, Divya Prabha, Chhaya Kadam. 1h55.

La cote de Focus: 4/5

S’ouvrant magnifiquement sur une multiplicité de voix qui émergent de la grouillante agitation urbaine, le premier long métrage de fiction de la réalisatrice indienne Payal Kapadia entrelace les trajectoires de vie de trois femmes intranquilles travaillant dans un hôpital à Mumbai. L’une s’interdit toute histoire sentimentale même si elle est sans nouvelles de son mari depuis des années. L’autre fréquente en cachette un jeune homme qu’elle n’a pas le droit d’aimer. Quant à la troisième, elle est bientôt contrainte de retourner s’installer dans son village natal. Son déménagement offre au trio l’occasion d’une échappée belle, hors du temps et du miroir aux alouettes de la ville… Déployant des trésors de délicatesse, Payal Kapadia réussit un lumineux drame sororal et émancipateur.

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