Mungiu: « Je ne pense pas que le cinéma puisse contribuer à changer la société »
Avec Baccalauréat, Cristian Mungiu livre un conte moral ancré dans la réalité roumaine comme pour mieux déployer sa portée universelle.
Une poignée de films, à peine, auront suffi à faire de Cristian Mungiu l’un des auteurs majeurs de sa génération. Si son parcours est pavé de distinctions, au premier rang desquelles la Palme d’or de Quatre mois, trois semaines et deux jours, c’est plus encore l’acuité du regard du cinéaste roumain qui impressionne, postulat toujours à l’oeuvre dans Baccalauréat,maître opus inscrit dans la réalité de son pays comme pour mieux déployer sa portée universelle. Et l’objet d’un entretien passionné lors du dernier festival de Cannes, dont il devait repartir avec un Prix de la mise en scène tout sauf usurpé.
À voir votre film, oscillant entre compromis et corruption, vous semblez ne plus guère placer d’espoir dans la génération des pères. Pensez-vous que celui de voir changer les choses subsiste chez les plus jeunes?
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Question difficile. L’espoir subsiste, bien sûr, mais pour être honnête, j’ai le sentiment qu’il est plus facile, pour les gens vivant dans des sociétés instables, de trouver des solutions individuelles que collectives. Un des éléments que je tenais à montrer dans ce film, c’est que nous avons perpétué, à travers l’éducation, un modèle de société insatisfaisant. Nous sommes donc responsables de dysfonctionnements, tout en nous en plaignant. Il conviendrait dès lors de briser ce cercle, et une manière d’y arriver est de commencer par nous-mêmes, en nous interrogeant sur nos choix et l’éducation que nous donnons à nos enfants. Et si l’on réfléchit à une solution collective, peut-être celle-ci finira-t-elle par s’esquisser. Je suis en tout cas ravi de voir que les gens peuvent facilement se connecter au film, dont je pense qu’il ne s’applique pas qu’à la société roumaine. En tant que cinéaste, on doit situer ses histoires quelque part, et je les inscris dans la réalité que je connais le mieux, tout en espérant aborder des thèmes plus généraux, qui puissent aussi parler ailleurs.
Qu’entendez-vous par solutions collectives?
J’avais 21 ans quand le communisme s’est effondré et je n’ai jamais envisagé d’émigrer, considérant qu’il était de mon devoir de sauver cette société. Comme nous n’avions jamais imaginé vivre dans un monde libre, nous avons éprouvé le sentiment de recevoir une opportunité formidable. Il en allait de notre responsabilité de faire fonctionner les choses. Nous sommes donc restés, en essayant de porter le changement et en créant des institutions, de la solidarité. Mais si nous avons agi, j’ai néanmoins le sentiment que 26 ans plus tard, les gens de ma génération sont déçus par les progrès enregistrés. Historiquement, il y a eu du changement, mais on ne vit pas dans un temps historique, mais bien au niveau individuel. Nous avons coutume de nous considérer comme une génération sacrifiée, mais je l’ai entendu dire de mes parents également, et je ne voudrais pas que cela vaille aussi pour mes enfants. Par solution collective, je veux dire que quand je vois, autour de moi, des gens de ma génération prendre facilement la décision d’envoyer leurs enfants à l’étranger pour recevoir une meilleure formation et vivre dans un endroit où il y a un plus grand respect des valeurs, il y aurait lieu aussi de trouver des solutions pour changer la société de l’intérieur, afin que ces valeurs aient cours chez nous également.
Vous suggérez que ce système de compromis et de corruption se transmet de génération en génération…
Les gens se plaignent beaucoup de la corruption et des compromis des autres, tout en se gardant de reconsidérer leurs propres décisions. Et les parents ont cette formidable faculté de savoir tenir des discours modèles devant leurs enfants et de pouvoir les séparer, de façon schizophrène, des décisions qu’ils prennent à leur égard. À un moment, il faut être cohérent, parce que l’éducation ne passe pas seulement par les paroles, mais aussi par les actes, et la façon dont les enfants vous voient agir. Pour enrayer ce système, nous devons nous interroger sur nos choix.
Les compromis ne sont-ils pas inévitables?
Si, bien sûr. Mais un compromis n’est pas l’autre. Ceux qui prétendent n’en avoir jamais fait seraient perçus comme des freaks. Il y a cet élément que l’on appelle la politesse, et puis le « politiquement correct », que je n’apprécie guère et qui est une autre façon de ne pas dire honnêtement ce que l’on pense, mais un concept qui a néanmoins lui aussi une dimension sociale. Il y a toutefois des limites. À chacun de les établir pour lui-même.
Pensez-vous que le cinéma puisse contribuer à changer la société?
J’aimerais bien, mais je ne le pense pas. Il est difficile d’influer sur la prise de conscience des gens et de les faire réfléchir sur leurs choix, à grande échelle en tout cas. Mais peut-être le cinéma peut-il y arriver de temps à autre sur le plan individuel. Je n’ai pas l’impression, par exemple, que la littérature puisse changer le monde, alors qu’elle s’appuie sur une tradition beaucoup plus ancienne en ce sens. Mais je pense qu’au minimum, nous devons essayer de continuer à tourner des films qui soient autre chose que du pur divertissement. Comme cinéastes, nous pouvons sentir la pression d’un courant mainstream invitant à ne produire que des choses distrayantes, et il est très difficile, une fois sorti de là, d’encore toucher un vaste public. Mais je crois au pouvoir du cinéma de changer l’opinion de quelques personnes, non pas en leur fournissant des solutions, mais en les encourageant à penser par elles-mêmes. C’est en tout cas ce à quoi j’aspire avec chacun de mes films.
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