Luce, une colère noire

Face à Luce, le spectateur ne sait jamais tout à fait sur quel pied danser.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec Luce, inédit aujourd’hui disponible en Blu-ray, le jeune réalisateur nigério-américain Julius Onah signe un drame ambigu et retors plongeant dans les secrets enfouis sous la surface lissée des apparences.

À l’origine de Luce, long métrage indépendant US singulièrement jusqu’au-boutiste dans sa manière d’explorer les zones d’ombre propres à la nature humaine, il y a la pièce de théâtre du même nom signée J.C. Lee, un dramaturge new-yorkais d’origine somalienne. Réalisateur nigério-américain jusque-là abonné à des productions plus musclées, Julius Onah (The Cloverfield Paradox) transpose intelligemment ses enjeux à l’écran en en élargissant sensiblement le spectre. Drame identitaire à la tension digne d’un thriller psychologique, le film se concentre sur la figure d’un jeune étudiant modèle au passé traumatique. Adopté dix ans plus tôt par un couple de la parfaite petite bourgeoisie américaine (Naomi Watts et Tim Roth), Luce (la révélation Kelvin Harrison Jr.) a en effet été enfant-soldat en Érythrée avant de devenir un exemple de probité et de rectitude pour ses condisciples. Jusqu’au jour où sa professeure d’Histoire (Octavia Spencer) le soupçonne de se radicaliser dans ses idées suite à un travail où il parle de la violence comme outil de changement social. Et son entourage d’observer bientôt le masque de sa bienséance lentement se fissurer, pour entrevoir un possible abîme ouvrant sur ses ambiguïtés, ses contradictions et ses demi-vérités, mais aussi la colère noire et profonde sur laquelle il semble s’être construit.

Luce, une colère noire

Rencontré au dernier Film Fest de Gand, Onah, qui a le sens de la formule, se plaît à envisager son jeune protagoniste comme quelqu’un qui possèderait une Lamborghini mais n’aurait pas son permis de conduire: « Luce est incroyablement intelligent mais n’a que 17 ans. À cet âge-là, vous n’avez pas totalement conscience de vos capacités et surtout de votre pouvoir. Ce n’est pas parce que vous avez les moyens d’accomplir quelque chose que vous avez forcément les moyens de toujours bien comprendre ce que ça implique. »

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L’ombre d’un doute

À bien des égards, ce protagoniste est et restera une énigme pour le spectateur. Sentiment renforcé par le refus net du réalisateur de recourir au procédé rabâché du flash-back afin de donner à voir quelques échantillons supposés de son passé violent. Plus subtil et plus fort: il préfère par exemple insérer des coups de feu, secs et abrupts, sur la bande sonore du film à chaque fois que le jeune élève ouvre son casier à l’école. « Dans la réalité, quand vous rencontrez quelqu’un, vous n’avez pas accès aux flash-back de sa vie d’avant. Il n’y a que Bruce Willis dans Unbreakable qui le peut (sourire). Dans la vie, ça ne marche pas comme ça. Je ne voulais pas tricher. » Et le cinéaste de prolonger sa réflexion: « J’imagine que quand les gens me voient dans la rue, ils se disent: OK, voilà un Afro-Américain comme il y en a des tas en Amérique. Mais les choses sont un peu plus complexes que ça. Il se trouve que je suis né au Nigéria, que j’ai déménagé aux Philippines quand j’avais un an et que cinq ans plus tard je vivais en Angleterre, avant de retourner au Nigéria. Ce qui veut dire que quand j’ai bougé pour les États-Unis à l’âge de dix ans, j’avais grandi sur quatre continents différents, avec ce que ça implique en termes de variété de perspectives. J’aime l’idée que les spectateurs doivent observer Luce de la même manière qu’ils pourraient l’observer dans la rue pour essayer de comprendre qui il est. Tout ce que vous avez, c’est ce que vous voyez et ce que vous entendez. Et les préconceptions qu’on nourrit tous, bien sûr. Il y a très peu de moments de réelle intimité dans le film. Il n’y a que deux séquences où je choisis de le montrer plus vulnérable: quand il est seul dans l’auditorium et qu’il commence à pleurer, et quand il fait son jogging. »

Luce, une colère noire

Face à Luce, le spectateur ne sait jamais tout à fait sur quel pied danser, et ses certitudes sont sans cesse appelées à vaciller. « Quand il choisit de traiter de questions d’identité, de race, de pouvoir ou de privilèges, le cinéma a souvent tendance, in fine, à offrir des réponses faciles et rassurantes. Mais il se trouve que le monde dans lequel on vit est un peu plus compliqué que ça. Je pense personnellement que le spectateur a davantage besoin d’être stimulé que rassuré. Et c’est pour ça qu’à travers Luce, je préfère soulever des questions nuancées plutôt que proposer des réponses tranchées. Les réponses faciles ne devraient pas être satisfaisantes au cinéma, comme elles ne devraient pas l’être en politique ou dans les médias en général. Prenez quelqu’un comme Barack Obama, par exemple. À bien des égards, il représente aujourd’hui un symbole. Il est cet homme noir incroyablement brillant qui incarne la parfaite illustration de ce qui est possible quand on autorise quelqu’un avec un background comme le sien à accéder au pouvoir. Mais, selon moi, la vraie question à se poser est la suivante: quel est le prix à payer pour ça? Ce que je veux dire, c’est qu’Obama n’a jamais eu droit à l’erreur. Pas une seule fois il n’aurait pu dire ou faire ce que Donald Trump est autorisé à dire ou à faire tout en demeurant président. L’un se doit littéralement d’être irréprochable pour espérer être reconnu apte à occuper un poste comme celui-là. Tandis que l’autre a le droit de dire « Grab them by the pussy » tout en jouant au parfait crétin. On ne peut pas, aujourd’hui, adresser des questions identitaires en faisant l’impasse sur les ramifications historiques de l’impérialisme au sein de la société postcoloniale dans laquelle on vit. Et c’est bien ce genre de questions que Luce entend adresser en sous-texte. »

Luce. De Julius Onah. Avec Kelvin Harrison Jr., Naomi Watts, Tim Roth. 1h49. Dist: Remain in Light. ****

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