Leurs enfants après eux, c’est “comme une chanson de Bruce Springsteen” dans une Lorraine désindustrialisée
Avec Leurs enfants après eux, Ludovic et Zoran Boukherma livrent une relecture généreuse du Goncourt de Nicolas Mathieu, chronique adolescente fougueuse sur fond de déterminisme social et de masculinité toxique, faisant souffler un vent de cinéma américain sur les paysages des hauts fourneaux lorrains.
Repérés avec leurs deux premiers longs métrages, l’inclassable L’Année du requin, et surtout Teddy, néo-film de loup-garou, Ludovic et Zoran Boukherma plongent dans le grand bain du cinéma français populaire avec Leurs enfants après eux. Au vu de leur pedigree, on s’étonne de les retrouver à cet endroit-là de l’industrie, aux manettes de l’adaptation au budget confortable d’un best-seller récent de l’édition, Prix Goncourt vendu à plus de 700 000 exemplaires et traduit dans plus de 20 langues. Et eux aussi, finalement. « Gilles Lellouche nous a invités un jour à déjeuner alors que nous ne le connaissions pas du tout, expliquent les deux frères, et il nous a offert à chacun un exemplaire du livre. Au début, il s’agissait de travailler avec lui sur un projet de série, mais il s’est retrouvé mobilisé sur L’Amour ouf, et nous avons repris les rênes du projet, avec la volonté d’en faire un long métrage de cinéma. »
Il faut dire que même si les frères Boukherma sont nés l’année où débute leur film, en 1992, ils portent en eux quelque chose de l’ancrage provincial revendiqué et magnifié par le roman, même s’ils viennent d’un territoire différent. « On s’est complètement retrouvés dans la façon dont Nicolas Mathieu décrit cette province, isolée, déclassée, a priori sans perspective. On y a même vu l’opportunité de réaliser notre film le plus personnel, étrangement, alors que sur le papier, ce n’est pas notre histoire. »
C’est sûrement enfoncer des portes ouvertes que de dire qu’adapter c’est trahir, n’empêche qu’il fallait bien la retravailler, cette matière littéraire, pour en tirer un film certes un peu long, mais qui pose des choix esthétiques et narratifs qui en font une œuvre à part entière, se tenant résolument éloignée des codes du cinéma social que l’on aurait pu attendre, et focalisant le récit sur Anthony, alors que le roman tisse une écriture plus chorale. « Dès qu’on parlait du livre avec des gens, c’est la trajectoire d’Anthony qui ressortait, alors on a choisi de faire primer son point de vue, et de se poser la question: comment se construit-on en tant que jeune garçon, alors que l’on prend conscience de sa classe sociale et de sa place dans le monde? Ce qui s’illustre à travers l’histoire d’amour. Au début, Stéphanie lui parait inaccessible juste parce qu’elle ne s’intéresse pas à lui, mais en grandissant, on raconte comment ils appartiennent à deux mondes irréconciliables, et comment ils le comprennent passé les premiers émois de l’adolescence. Anthony est peu à peu rattrapé par la réalité, le fait que les classes sociales nous assignent à résidence. »
Stéphanie s’imagine à Paris, un rêve à sa portée (même si elle finira par déchanter), quand Anthony, lui, fantasme l’inaccessible, Austin, Texas. Et puis dans le livre, il y avait aussi Hacine, qui lui fait face, en plus de sa classe, à ses origines. « Ce qui nous intéressait dans le livre, et qu’on a essayé de retranscrire, c’est l’idée qu’Anthony et Hacine sont présentés comme antagonistes alors qu’ils appartiennent à la même classe. Ils représentent la première génération qui grandit et se construit sans ce lien avec le travail, après la fermeture de l’usine et le démantèlement de la classe ouvrière. À mesure que le film avance, ce qu’ils ont en commun, et notamment le fait de rester dans la vallée, ressort. La vraie scission se fait avec Stéphanie, qui venant d’un milieu plus favorisé a d’autres opportunités. »
Grandeur nature
Leur rivalité présupposée est régulièrement mise en scène dans le film, comme un leitmotiv, notamment dans un spectaculaire affrontement qui emprunte au western. Car ce qu’on retient du film, c’est aussi ce plaisir non dissimulé à filmer le territoire comme un décor de cinéma grandeur nature. Si le déterminisme social et l’assignation à résidence à Heillange suggèrent l’idée d’un huis clos de classe, c’est surtout un huis clos des grands espaces, où « ces hauts fourneaux éteints racontent en une image tout un monde qui s’est effondré. Et puis la fracture sociale se voit dans l’architecture et l’aménagement urbanistique même de la ville, les maisons ouvrières dans la vallée, les riches en hauteur. »
Malgré la dureté du milieu dans lequel évoluent ces jeunes gens, il n’était pas question pour les cinéastes de verser dans le misérabilisme. On sent chez eux une attention à capter la liesse populaire, les effusions de joie, avec pour véhicules les moments de fête et les chansons populaires. « Oui, l’idée de l’inéluctabilité de la reproduction sociale est quelque chose de tragique, et c’est ce qui se passe pour la plupart des gens. Mais il y a de la joie possible, ces vies valent la peine d’être vécues, même si on ne monte pas l’échelle sociale. Le quotidien est jalonné d’évènements heureux. Le 14 juillet, les mariages, la finale de la Coupe du monde. C’est ça que disent aussi les amours adolescentes. On est transporté quelle que soit sa classe. » Et tous les personnages s’acharnent à rêver encore, que ce soit Anthony ou sa mère, qui lutte pour vivre sa vie comme elle l’entend.
Car l’autre marqueur de cette micro-société, c’est la violence des hommes, et en particulier des pères. « C’est vrai que les hommes qui entourent Anthony et Hacine sont des hommes violents. Ce sont des gens qui n’ont pas les mots, qui cognent parce qu’ils ne peuvent pas parler. Cest quelque chose qu’on avait déjà un peu abordé dans Teddy, un sujet qui nous a toujours intéressés. Mais on aime aussi se raconter qu’en grandissant, ils seront un peu différents. Même s’ils restent à Heillange et que leurs perspectives d’avenir ne sont pas réjouissantes, on veut penser qu’ils peuvent échapper à cette violence. On voit la violence, mais on voit aussi l’amour des pères, même s’il y a une incapacité à aimer comme il faut. »
Ce qui a marqué Paul Kircher, incandescente révélation du Lycéen de Christophe Honoré et du Règne animal de Thomas Cailley, qui transcende ici ce personnage d’adolescent à fleur de peau, c’est « la détermination d’Anthony, sa volonté de vivre des choses excitantes. Il fait tout pour s’en donner les moyens, notamment en essayant de ressembler à ses idoles, et aux figures masculines qui l’entourent. Il a hérité d’une certaine vision de la masculinité, lourde à porter. C’est quelqu’un qui ne baisse pas les bras, malgré les obstacles. Il a envie d’en découdre, de se faire respecter, pensant que c’est ça la solution pour lui. Au début, il n’a pas le sens de la réalité, ni des limitations qui s’imposent à lui. Ca peut sembler étonnant de le voir tellement s’accrocher à cette fille, qui n’en finit plus de bâtir des murs entre eux. ll lui pardonne tout, il s’en fiche, il ne la juge jamais fautive. Mais quand elle lui dit que c’est terminé, c’est une page qui se tourne pour lui, qui lui permet d’entrer vraiment dans sa vie, peut-être. »
La courte mais intense filmographie de Paul Kircher ne lui avait pas encore donné l’opportunité de travailler avec des cinéastes aussi jeunes, portés par leur enthousiasme. « C’était fascinant de voir Zoran et Ludovic travailler à deux. Ils sont très fusionnels, et même s’ils ont la même vision du film, sur chaque détail, ils discutent, se questionnent, proposent des choses différentes. Comme si les pensées et le processus de création était extériorisés. Un cerveau de cinéaste à ciel ouvert!« Leur petite fabrique de fiction nourrit leur goût de cinéphiles. « Le roman est écrit comme un film américain dans la trajectoire des personnages, concluent les réalisateurs. Alors on a voulu exploiter cet aspect, le traduire dans un film tourné vers le grand public, avec d’amples effets de mise en scène. On s’inspire du cinéma américain que l’on a aimé adolescents, sans avoir peur d’aller vers l’émotion. On filme des gens des classes populaires, et on voudrait pouvoir s’adresser à elles. Ce film, on l’a pensé comme une chanson de Bruce Springsteen, empreint d’une certaine violence mais plein d’amour, ancré dans une dureté sociale, mais généreux et ample. On a voulu parler de la France des invisibles, qui est la France de la majorité. Et faire en sorte que le film puisse s’adresser aux gens dont il parle, qu’il soit populaire, et ne laisse pas sur le côté de la route ceux qui en sont le sujet. C’est ce que le livre avait réussi à faire, et ce que l’on ambitionnait. »
Leurs enfants après eux, ***(*)de Ludovic et Zoran Boukherma
Avec Paul Kircher, Sayyid El Alami, Angelina Woreth. 2 h 16.
« On s’emmerde. » Le film débute sur ce constat, sans appel, d’Anthony, jeune garçon de 14 ans qui passe son été au bord du lac à regarder les filles, et en particulier Stéphanie, la fille du docteur. Sur fond de hard rock, les garçons se demandent comment grandir quand leurs modèles masculins n’ont pas appris à aimer. Pourtant l’amour, c’est tout ce qui leur reste quand il s’agit de rêver dans cette région ravagée par la désindustrialisation, où le seul horizon est celui des usines désaffectées.
Le temps de quatre étés, entre 1992 et 1998, les destins particuliers d’Anthony et Hacine, son meilleur ennemi, ouvrent une fenêtre sur la France d’alors, le déterminisme social à l’œuvre, la crise de la masculinité rencontrée par ces pères chômeurs qui ne trouvent plus leur place dans la société, la xénophobie aussi malgré le mirage black-blanc-beur de 1998. Les frères Boukherma n’ont pas peur du spectaculaire, insufflant une énergie de cinéma de genre dans quelques scènes fortes qui emprunte aussi bien au cinéma de Spielberg qu’au western, grâce aussi à la musique originale, qui vient compléter un best of 90s naviguant entre grunge et variété française. Porté par le talent incandescent de ses jeunes interprètes, Paul Kircher en tête, le film réussit à transmettre les instants de joie partagée qui traversent ces existences populaires, avec une volonté affirmée d’ouvrir les possibles, quitte à perdre un peu de la mélancolie de l’œuvre de Nicolas Mathieu.
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