Tunisie, 2015. Deux jeunes bergers, sont attaqués en montagne. Un seul reviendra au village. A travers ses yeux, Les Enfants rouges explore la résilience face à l’horreur djihadiste.
Sur les collines du mont Mghila, dans le centre-ouest de la Tunisie, Nizar, 16 ans, et Achraf, 14 ans, baladent leur troupeau de chèvres lorsqu’ils rencontrent un groupe de djihadistes. L’aîné est décapité, le plus jeune est contraint de rapporter un message macabre à sa famille, la tête de son cousin.
Ce drame, survenu en 2015, a longtemps hanté le cinéaste et dramaturge Lotfi Achour. «L’émotion a gagné tout le pays, car il ne s’agissait pas d’un acte terroriste ordinaire, confie-t-il. Il visait des civils. C’est d’abord cette mise en scène de l’horreur qui m’a frappé. Trancher une tête, obliger un enfant à faire des kilomètres pour la rapporter. Ce châtiment relève presque de la tragédie antique. Le but des djihadistes était de choquer, de terrifier. Ils y sont parvenus.»
Dans un premier temps, le réalisateur n’a pas le souhait d’adapter ce crime en long métrage. Ce n’est que lorsqu’un frère de la victime est à son tour assassiné par les mêmes terroristes, un an plus tard, que Lotfi Achour se lance dans le projet. «On fait face à plusieurs violences dans cette histoire, commente-t-il. D’abord, les horribles crimes dans la montagne. Ensuite, la faillite politique et institutionnelle. Malgré l’appel à l’aide et le retentissement national de l’affaire, cette communauté n’a jamais été protégée par les autorités.»
Avec distance…
Les Enfants rouges entend faire résonner l’événement et l’injustice au-delà des frontières tunisiennes. La dénonciation ne prend toutefois pas la forme d’un réquisitoire: le film préfère plonger le spectateur dans le réalisme, au plus près de cette communauté isolée et aux conditions de vie précaires. Pour restituer son mode de vie avec le plus d’authenticité possible, le cinéaste a tenu à travailler avec des acteurs non professionnels. «Ça a été un très long processus, plus de 600 enfants ont été auditionnés, précise le réalisateur. Les recherches ont eu lieu dans les zones rurales, pour trouver des enfants habitués à la montagne et aux animaux. Puis on a organisé des ateliers successifs, avec à chaque fois une préselection, pour finalement choisir les trois enfants. Il se trouve qu’ils étaient tous originaires de la région où le crime avait eu lieu; ils étaient donc assez familiers avec l’histoire.»
«Nous voulions privilégier l’intime au sensationnalisme.»
Yassine Samouni interprète Nizar, l’aîné, Achraf, son jeune cousin, par Ali Helali, et Jasmine, la meilleure amie de Nizar, par Wadid Dadebi. Lors du tournage, ils étaient âgés entre 12 et 16 ans. Face à la noirceur de certaines scènes, on ne peut que se demander comment d’aussi jeunes comédiens ont appréhendé le récit. «Je travaille très en amont, raconte Lotfi Achour. La préparation a duré plus de deux ans. Les enfants ont participé au scénario, pour modifier certains détails, trouver des expressions langagières plus proches de celles de la région. Je voulais tourner le film dans un dialecte local. Ce temps permet de mettre la bonne distance entre le sujet et les enfants. Evidemment, certaines scènes ont été difficiles, mais cela reste du travail d’interprétation. Je ne suis pas un adepte de l’improvisation, je pense qu’il faut énormément se préparer et répéter pour finalement accéder à la spontanéité.»
…et empathie
Cru et sans gants, le film évite cependant de verser dans une fascination morbide. «La violence était centrale dans le projet, mais on a beaucoup réfléchi à la manière de l’intégrer. Ce qui nous a sauvés, c’est d’adopter le point de vue de cet enfant. On part de son choc. Dans un premier temps, cette mission que les djihadistes lui assignent le guidera, en quelque sorte. Moi et Natacha (NDLR: Natacha De Pontcharra, la coscénariste du film), ne souhaitions pas traiter l’histoire sous un angle sensationnaliste, mais avec empathie, en se penchant sur l’intime.»
Loin de verser dans une fascination morbide, la mise en scène des Enfants rouges glisse vers une tonalité poétique, voire fantastique.
Cette empathie dont parle Lotfi Achour se ressent dans chaque photogramme du film, comme une réponse à l’inhumanité des faits. Pour évoquer le processus de deuil infantile et la peine de son jeune héros, la mise en scène des Enfants rouges glisse vers une tonalité poétique, voire fantastique, lorsque le jeune Achraf dialogue avec le défunt Nizar. «En réalité, c’est un enfant qui n’a pas encore tout à fait matérialisé la mort, explique le réalisateur. Il porte la tête de son cousin, et pourtant, il est dans le déni. Lors du processus d’écriture, il nous a semblé naturel de nous appuyer sur une forme d’onirisme pour manifester cet état de divagation à la suite du choc. Lorsqu’on écrit un film, on ne se limite pas dans les registres. A cet endroit, j’ai senti qu’il fallait s’éloigner du réalisme.»
Après Demain dès l’aube, Les Enfants rouges est le second film de Lotfi Achour, mais le réalisateur a également une riche carrière de metteur en scène au théâtre. «La différence entre le théâtre et le cinéma, c’est qu’au théâtre, il n’y a qu’un seul point de vue: celui du public. Au cinéma, grâce à la caméra, on peut appréhender l’espace différemment. D’ailleurs, je pense que tout part de l’espace. Je ne construis jamais les plans à l’avance, ce n’est qu’au moment où l’on arrive sur le plateau, au milieu du décor, qu’on réfléchit avec les acteurs et le directeur de la photographie.» Des démarches différentes évidentes entre les deux médiums mais qui peuvent néanmoins se nourrir l’une l’autre. «Le théâtre m’a appris à utiliser de multiples outils. En fait, j’ai l’impression que le théâtre est nettement moins dogmatique que le cinéma. Personnellement, je ne veux surtout pas rester piégé dans un seul parti pris de mise en scène, comme tout filmer en plan séquence, ou quelque chose comme ça. Je veux réfléchir séquence par séquence, et trouver l’outil approprié pour chaque scène. Le théâtre m’a appris à ne pas avoir peur de changer de registre.»
Les Enfants rouges
Drame de Lotfi Achour. Avec Ali Helali, Wided Dadebi, Yassine Samouni. 1h38.
La cote de Focus: 3,5/5
Novembre 2015, la Tunisie vit un choc terrible: alors qu’il balade son troupeau dans la montagne, un jeune berger de 16 ans est sauvagement décapité par des djihadistes. Son jeune cousin, laissé en vie pour l’avertissement, rentre au village avec à la main un sac contenant la tête. Un crime d’une cruauté sans nom que Lotfi Achour adapte sans détourner le regard dans Les Enfants rouges. Sa caméra, gorgée d’empathie, place le spectateur aux côtés d’Achraf, le survivant, le témoin, et lui ouvre les portes de son univers intérieur. Au-delà du deuil infantile, traité avec pudeur et onirisme par la mise en scène, le film raconte surtout l’effroi, celui d’une population délaissée par les autorités, condamnée à vivre au plus près de la barbarie.
J.D.P.