Critique | Cinéma

« Les damnés ne pleurent pas » (Fyzal Boulifa): un deuxième film criant de vérité

3,5 / 5
Fyzal Boulifa: “Je me suis concentré sur une relation mère-fils qui serait à la fois tendre, violente et passionnée, un lien qui m’a toujours intéressé.” © National
3,5 / 5

Titre - Les damnés ne pleurent pas

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Fyzal Boulifa

Casting - Aïcha Tebbae, Abdellah Hajjouji, Antoine Reinartz

Sortie - En salles

Durée - 1h52

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Les damnés ne pleurent pas, Fyzal Boulifa trace le portrait âpre et sensible d’une mère et son fils voués à vivre aux marges de la société marocaine.

Révélé il y a une poignée d’années par Lynn + Lucy, drame prolétaire au jusqu’au-boutisme glacé, le réalisateur britannique Fyzal Boulifa renoue, dans Les damnés ne pleurent pas, avec ses racines marocaines.

C’est entre Casablanca et Tanger en effet qu’il situe l’odyssée tragique d’une mère et son fils de 17 ans, voués à vivre aux confins de la société. “Je voulais retourner au Maroc depuis que j’y avais réalisé le court métrage The Curse en 2012, raconte le cinéaste, que l’on rencontre à Venise, à l’occasion de la présentation de son film aux Giornate degli Autori. Il m’a toutefois fallu longtemps pour trouver une histoire que je puisse situer au Maroc, et avec laquelle je ressente une connexion assez profonde alors que j’avais moi-même grandi en Grande-Bretagne. Petit à petit, je me suis concentré sur une relation mère-fils qui serait à la fois tendre, violente et passionnée, un lien qui m’a toujours intéressé. Et puis, ma mère, qui a grandi au Maroc, a été adoptée. Dans un pays où la structure sociale repose sur la famille, la vie peut être très dure si on se situe en dehors de ce cadre, ce qui a été son cas. Les pièces se sont bientôt emboîtées, même si le film est une fiction: une mère et son fils, aux marges de la société.”

Une approche organique

Cette mère et ce fils, ce sont Fatima-Zahra et Selim. Elle affiche la cinquantaine généreuse et flamboyante, il a l’adolescence taiseuse et effacée -les autorités, d’ailleurs, ne lui reconnaissent pas d’existence légale, faute de père déclaré. Et le duo de vivoter, Fatima faisant commerce de ses charmes afin d’assurer leur subsistance à défaut de les soustraire à la précarité. Jusqu’au jour où un énième scandale les expédie sur les routes, le début d’une errance aux ressorts incertains qui les conduira à Tanger.

Pour moi, les personnages étaient l’élément le plus important, poursuit le cinéaste. Je n’ai pas voulu leur imposer une structure trop lourde parce que le film devait graviter autour de leur co-dépendance. J’ai regardé beaucoup de mélodrames pendant l’écriture (le film emprunte d’ailleurs son titre à l’un d’eux, signé par Vincent Sherman en 1950, NDLR), et l’on y retrouve ce mélange de douceur et de coups du destin venus impacter les personnages. C’est une forme un peu passée de mode, mais que j’apprécie. J’ai donc veillé à suivre les personnages, sans imposer de schéma du genre “film sur la pauvreté” par exemple, et en me laissant guider par eux plutôt que par une intrigue.

S’il embrasse des sujets aussi sensibles dans un contexte marocain que la prostitution ou l’homosexualité, le film n’en fait pas pour autant son arc narratif principal, à quoi Fyzal Boulifa a préféré une approche organique, sa caméra tournant au rythme de ses personnages. Pour donner à ceux-ci un surcroît de vérité, le réalisateur a décidé, comme pour Lynn + Lucy, de confier les deux rôles principaux à des non-professionnels, Abdellah El Hajjouji et Aïcha Tebbae.

Je savais que ces personnages ne pouvaient pas être interprétés par des acteurs professionnels. Nous nous sommes donc donné le temps de trouver des non-professionnels en nous appuyant sur un réseau de directeurs de casting dans tout le Maroc. Le processus est assez long, parce qu’on rencontre des gens et on essaie d’imaginer ce qu’ils seront capables de faire. Ça n’a rien de scientifique, il faut une part de réussite. Je pensais que le casting de Selim serait ardu, en raison de sa relation avec Sébastien, un sujet sensible, mais on a trouvé Abdellah assez vite. Le processus a été plus difficile pour la mère, parce que ce personnage a une flamboyance que l’on ne rencontre pas souvent chez des non-professionnels. Quand j’ai vu Aïcha pour la première fois, je la trouvais trop âgée pour le rôle, même si quelque chose en elle m’a tout de suite conquis. Elle était charmante, naturelle, à l’aise, et je pensais lui donner un autre rôle, parce que Fatima, telle que je l’avais écrite, avait dix ans de moins. Elle n’arrêtait cependant pas de revenir parmi les propositions des différents directeurs de casting. Quand elle a réalisé qu’on cherchait quelqu’un de plus jeune, elle a commencé à porter des vêtements qui la rajeunissaient, à avoir un maquillage plus prononcé, elle s’est fait des extensions capillaires, elle ne cessait pas de se représenter au casting, ne pouvant accepter une réponse négative. Je lui ai finalement fait passer des essais sur des scènes plus difficiles, et elle a été formidable.” Une obstination payante, les deux comédiens débutants imprimant nuances et naturel à leurs personnages suspendus aux mirages de Tanger…

Les damnés ne pleurent pas

Empruntant son titre à un mélodrame hollywoodien des années 50, Les damnés ne pleurent pas plonge dans la réalité marocaine d’aujourd’hui, à la suite de Fatima-Zahra et Selim, une mère et son fils de 17 ans, évoluant aux marges de la société. Elle affiche la cinquantaine flamboyante et vit du commerce de ses charmes, il est de nature plutôt effacée -l’absence de père déclaré lui vaut d’ailleurs de ne pas exister aux yeux des autorités. Une succession de scandales les expédie bientôt sur la route. Direction Tanger, en quête d’un très hypothétique avenir plus souriant, que le jeune homme pense avoir trouvé lorsqu’il croise la route de Sébastien, expat français dont il ne tarde pas à devenir le concubin. Au risque, toutefois, de faire tanguer la relation fusionnelle le liant à sa mère.

Révélé en 2019 par Lynn + Lucy, le réalisateur britannique d’origine marocaine Fyzal Boulifa signe, avec son deuxième long métrage, un mélodrame aux contours néoréalistes, s’emparant, sans misérabilisme aucun, d’une réalité âpre où la prostitution tient lieu de moyen pour échapper à la précarité. Pour autant, Les damnés ne pleurent pas échappe aux lourdeurs du film à thème, le réalisateur préférant vibrer à l’unisson de ce duo mère-fils et de l’ambivalence de leur relation, au cœur d’une tragédie ordinaire à laquelle Aïcha Tebbae et Abdellah Hajjouji, impeccables dans leur première apparition à l’écran, confèrent des accents criants de vérité.

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