« Les bons comptes font les bons amis, mais peut-être aussi les grandes histoires d’amour »

L'Économie du couple, de Joachim Lafosse: Cédric Kahn, Bérénice Bejo, Margaux et Jade Soentjens. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Joachim Lafosse cadre admirablement un couple en fin de course, dans un film aussi prenant que vrai.

« On fait parfois un film contre le précédent », constate un Joachim Lafosse qui a voulu faire suivre le choral et géographiquement mouvementé Les Chevaliers blancs du huis clos familial de L’Economie du couple. Un nouveau film très bien reçu à Cannes (à la Quinzaine des Réalisateurs) et qui confirme l’impact décidément peu ordinaire d’un cinéma en quête constante de vérité humaine, et dont la maîtrise -fruit d’un travail intense- est de plus en plus impressionnante. Tout est parti d’une rencontre avec la romancière Mazarine Pingeot, révélant un désir commun d’écrire le récit d’un conflit conjugal dont « comme très souvent l’argent est le symptôme ». Le travail sur le scénario fut particulier, qui vit collaborer deux « binômes » puisque Pingeot a l’habitude d’écrire avec Fanny Burdino et Lafosse avec Thomas Van Zuylen. De ce double dialogue féminin-masculin est né un texte fort, que la réalisation du cinéaste belge a transformé en expérience vécue extraordinairement captivante.

Prison transparente

C’est que pour le réalisateur, le tournage est le lieu où tout ou presque arrive. Un « concentré de recherches et d’émotion, d’expérimentation et de révélation, quelque chose de terriblement organique. » Trois mois seulement avant de commencer à filmer, Lafosse ignorait encore qu’il allait transformer un script menant l’action dans plusieurs lieux différents en un huis clos ne quittant pratiquement jamais la maison du couple joué par Bérénice Bejo (lire son portrait dans Le Vif de cette semaine) et Cédric Kahn. Et il n’avait pas encore imaginé la maison en question (pour la petite histoire, toute proche du centre de Bruxelles), ses larges fenêtres ouvrant sur un petit jardin lui-même séparé de la rue par un mur et une porte. Un lieu aux transparences trompeuses, filmé frontalement (caméra tournée vers le jardin et la rue par-delà) pour faire encore mieux ressentir, de manière oppressante, le fait qu’il s’agit d’une prison… « Depuis très longtemps, j’adore Qui a peur de Virginia Woolf? (1), déclare le cinéaste belge. Cette idée de tourner finalement dans un lieu unique, de tout concentrer là, j’en ai parlé avec mon directeur photo Jean-François Hensgens. Ainsi est venue aussi l’idée d’installer un prélight (éclairage d’ensemble du lieu de tournage réalisé avant l’arrivée des comédiens, NDLR) qui permette d’être complètement avec les acteurs, sans qu’on ne soit plus dérangé par la technique. Cette façon de faire offrait la possibilité de se concentrer sur ce qu’il y a de plus important pour moi au cinéma: les acteurs! Le lieu unique t’oblige aussi à forger ton regard. En fait, je rêvais de ça depuis longtemps, mais je n’avais pas le scénario pour. Mais là, et je m’en suis soudain aperçu, tous les ingrédients étaient réunis. Y compris un tout nouvel outil, le Stabe-one, une version allégée de la Steadicam (harnais permettant au cameraman de se déplacer avec la caméra chevillée au corps, NDLR) que le chef-opérateur peut actionner lui-même et qui apporte nettement plus de souplesse, d’élégance… « 

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Une fois réalisé le pré-light, Joachim Lafosse put « faire comme le faisait Resnais », c’est-à-dire « en une semaine traverser tout le scénario, tout le film, un peu comme au théâtre, en refaisant les scènes, en les réécrivant. » « Et puis après, en cinq semaines, tout tourner, en chronologie, tout droit! Resnais le faisait en quatre semaines (rire)… C’était super, le tournage le plus plaisant que j’aie jamais vécu! On descendait à vélo jusqu’à la maison, on commençait et on terminait la journée en musique… Ça avait été dur de faire Les Chevaliers blancs au Maroc, et j’avais dit à mes producteurs: « Je ne pourrai plus, là, j’ai envie d’être dans le plaisir, faudra que ce soit doux… »« 

Libéré par une rencontre

Avec une moyenne de 25 prises par plan (dixit les comédiens), l’idée que Joachim se fait du « doux » est bien sûr à relativiser. Mais quel enthousiasme communicatif dans les yeux et le discours d’un cinéaste encore jeune (41 ans) et qui sait emmener ses troupes vers des régions inexplorées par la plupart de ses collègues! « Je voulais absolument ce film!, clame-t-il, je suis moi-même jumeau (comme les filles du couple du film, jouées par Margaux et Jade Soentjens), et demi-frère de jumeaux. Il me fallait oser dire que le couple est quelque chose de fondamental, pour moi. Si je ne suis pas bien en couple, ça m’atteint. Si je suis bien, ça me nourrit, ça me fait vivre. J’ai besoin de l’altérité, de la complicité… Je n’avais jamais osé dire ça! Déjà enfant, il fallait se dé-gémelliser, se différencier du frère. Mais en même temps, j’adorais jouer avec lui. Après, la vie n’a pas été simple… Mais il y avait une espèce de logique défensive, qui faisait que j’étais dans le tragique. Une manière de me protéger, de ne pas voir le possible… Mais tout d’un coup, avec ce film-ci, j’en sors. Ce film n’est pas tragique, il contient plus de possibilités, plus de tendresse. Une sensibilité que je me connaissais, mais que je n’avais jamais montrée de cette façon… Il y a toujours une corrélation entre la vie et le cinéma. Et là j’ai fait cette rencontre avec une femme, juste au moment où on commençait à écrire avec Mazarine. Et cette rencontre m’a libéré. Nous avons beaucoup parlé de ce qu’était le couple, de ce qu’était la virilité. Ainsi est né le désir d’un film que les gens iraient voir en couple, et qui peut-être leur donnerait envie de bien s’occuper d’eux, au contraire des personnages, de ne pas tomber dans les mêmes pièges. Etre lucide, se parler avec franchise, essayer de dire sa fragilité… C’est aussi un peu romantique, quoi! Les bons comptes font les bons amis, mais ils font peut-être aussi les grandes histoires d’amour. Et être adulte c’est aussi savoir se parler de nos moyens, de ce qu’on a et de ce qu’on n’a pas. L’économie, ce n’est pas que monétaire, il y a l’investissement en temps, l’investissement psychique… »

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Kramer contre Kramer

« On revient à la raison pour laquelle je fais du cinéma, poursuit un Lafosse habité: mes parents se séparent, on ne parle pas de la séparation à la maison, mais Kramer contre Kramer (2)passe à la télévision, alors on se met à parler de ce qui se passe à la maison sans dire que c’est nous, en parlant de ce film… Dix ans plus tard, cet épisode me reviendra en mémoire et je dirai: « C’est ça que je veux faire comme métier. Faire des films dans lesquels les gens se projetteront. » Avec L’Economie du couple, je crois qu’on n’en est pas loin. En tout cas je l’espère! Les couples qui iront voir le film, quand ils sortiront et s’ils sont pudiques (une qualité, pour moi), ils parleront du film pour se parler d’eux-mêmes… »

(1) LE FILM MÉMORABLE DE MIKE NICHOLS ADAPTANT (EN 1966) LA PIÈCE D’EDWARD ALBEE AVEC LE COUPLE TERRIBLE ELIZABETH TAYLOR-RICHARD BURTON.

(2) FILM À GRAND SUCCÈS DE ROBERT BENTON (1979) NARRANT UN DIVORCE ENTRE DUSTIN HOFFMAN ET MERYL STREEP.

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