Laurent Raphaël

L’édito: Éric Neuhoff, un hussard sur le toit

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Cela nous est à tous arrivé de tomber sur un texte heurtant de plein fouet nos convictions ou nos balises morales et esthétiques mais de se laisser si pas séduire, en tout cas émoustiller par un style flamboyant ou original rendant l’infâme mixture presque appétissante.

Ce plaisir coupable, on l’a éprouvé dernièrement en s’aventurant dans la petite boutique des horreurs d’Éric Neuhoff, écrivain et critique français bien connu -il a notamment son strapontin dans l’émission culturelle phare de France Inter Le Masque et la Plume-, et auteur aujourd’hui d’un essai, (très) Cher cinéma français (Albin Michel), qui fait saigner des gencives dans le Landerneau germanopratin.

Avec une mauvaise foi crasse dont il est coutumier, ce conservateur bon teint y dézingue le cinéma hexagonal actuel, accusé d’à peu près tous les torts: manque d’ambition, paresse, arrogance, misérabilisme, dépendance aux subventions. « Le cinéma français est un champ de ruines que presque plus personne ne visite. On n’en parle qu’à voix basse. Il a quelque chose de spongieux. Nous en chérissons le doux souvenir, comme un colon verse une larme sur sa plantation perdue« , se lamente-t-il.

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La charge est excessive, méchante, sexiste, nostalgique, même si elle balance ici et là quelques vérités -sur les tics auteuristes par exemple- et joue volontiers sur la corde sensible quand elle regrette la disparition des cinémas de quartier. Une logorrhée verbale qui ne serait qu’une énième variation du couplet c’était-mieux-avant aussi rance et imbuvable qu’un discours de Zemmour si elle n’était transcendée par un souffle épique. Neuhoff a le sens affûté de la formule -« Ils font cinéma comme on fait médecine. Les diplômes ne sont pas exigés. Alors il suffit de montrer dès la première image l’intérieur d’un vagin. Quelle audace!« – et une propension systématique à l’exagération qui propulse l’acte d’accusation dans la galaxie de la farce satirique. Tant pis s’il écrit des énormités, il les formule tellement bien qu’on ne boude pas son plaisir. Son style percutant suffit à ranimer et faire aimer le cadavre qu’il prétend enterrer. Mais cet argument est-il recevable moralement? Peut-on tout pardonner pour un bon mot?

On pourrait dire que sa plume est une aiguille plantée dans le ballon de baudruche du politiquement correct. Lu au premier degré c’est évidemment indigeste. Neuhoff force le trait, caricature, provoque, radote, pleure à chaudes larmes Belmondo, Godard et Truffaut. Mais en se faisant passer pour le mauvais coucheur, celui qu’on adore détester, il nous force aussi à vérifier que nos certitudes, nos petites vanités ne reposent pas sur du sable mais sur un sol solide. Il met à l’épreuve notre capacité d’autodérision quand il flingue avec humour nos idoles. Car personne n’échappe à son venin. Ni François Ozon, ni Isabelle Huppert ni les frères Dardenne. Seuls quelques miraculés comme Arnaud Desplechin -« Cet homme a été inventé par le cinéma. Le nitrate d’argent lui coule dans les veines. Sa caméra est une ballerine« – ou Pascal Thomas trouvent grâce à ses yeux.

Conséquent avec lui-même, Neuhoff rame à contre-courant de l’inclusion et des communautarismes de tous bords, n’hésitant pas à regretter un passé monochrome fantasmé ni à balancer des stéréotypes d’un autre temps sur le physique disgracieux des actrices qui hantent la production contemporaine. De quoi faire légitimement bondir les féministes et au-delà, qui réduiront cet essai à une nouvelle manifestation du vieux mâle blanc machiste désespéré de voir ses privilèges s’effilocher. Pourtant, malgré ce torrent belliqueux, on ne se résout pas à jeter le vieux râleur avec l’eau du bain. Sa verve, son humour vache et cet esprit très français de contradiction sauvent l’entreprise du tri sélectif. Même si, conscient de l’ambiguïté des sentiments qu’il suscite, on ballote constamment entre fascination et répulsion.

Neuhoff pose au fond la question des limites de l’art. De la prévalence des idées ou de l’emballage. Entre le cas extrême de Céline, qui avait mis son génie littéraire au service de son antisémitisme dans Bagatelles pour un massacre, avant de définitivement s’égarer sur le fond et sur la forme dans ses pamphlets ultérieurs, et à l’autre bout du spectre le discours généreux mais ennuyeux à mourir qui flatte la bonne conscience, il y a de la place pour d’habiles bateleurs, d’intrépides serviteurs de la langue française capables de nous arracher des sourires de satisfaction même quand ils piétinent sous nos yeux nos goûts et nos couleurs.

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