Laurent Raphaël

L’édito: Chassez le surnaturel…

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’impasse dans laquelle nous a conduits notre foi aveugle dans la science et le progrès, dont le cours naturel a été dévoyé par l’économie de marché, conduirait-elle certains à envisager aujourd’hui de renouer avec la terre, son humus et ses mystères?

Quitte à y perdre au passage cette sophistication sociale et culturelle dont s’enorgueillit fièrement l’homme moderne, persuadé d’avoir atteint un promontoire inédit dans l’Histoire de l’humanité l’autorisant à prendre de haut son passé, et singulièrement ses épisodes les plus grégaires. Mais voilà, le prix à payer de cette rationalisation, qui est le carburant principal de notre ascension vertigineuse dans le règne animal, se révèle exorbitant, tant sur le plan individuel avec son lot de névroses et de dépressions, qu’à une échelle plus globale, avec cette catastrophe climatique annoncée et l’échec du politique à calmer les ardeurs d’un néolibéralisme jamais rassasié.

Au fond, le résultat n’a jamais été à la hauteur des promesses de ce meilleur des mondes annoncé, façonné en sous-main et à sa main par le grand capital. De quoi nourrir une nostalgie pour une ère pré-industrielle, pré-civilisationnelle même, quand l’homo tout juste sapiens faisait encore corps avec la nature, à la fois mère nourricière et temple sacré perméable aux manifestations de l’invisible. Derrière cette tentation du primitif on peut d’ailleurs déceler en filigrane une volonté de se rabibocher avec une forme de virginité originelle, comme on se débarrasserait d’un manteau trop lourd empêchant depuis trop longtemps de se mouvoir librement.

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C’est le formidable film suédois Border d’Ali Abbasi qui nous a mis la puce à l’oreille. Dans ce thriller fantastique déroutant, une femme dotée de pouvoirs que l’on pourrait qualifier faute de mieux de surnaturels (elle peut sentir les émotions comme la peur ou le mensonge) vivote en apnée dans le monde « normal », qui la craint, la maintient à distance mais se sert de son flair infaillible pour traquer les criminels. Le jour où Tina croise la route de Vore, hobo aux sens tout aussi aiguisés, sa nature profonde va tenter de reprendre ses droits. L’allégorie est claire: au-delà du débat sur la différence et son acceptation, le réalisateur entrouvre une porte sur cet être premier qui sommeille quelque part en chacun de nous, coincé sous des couches de civilisation et de domestication d’une sensibilité rebelle. Il suffirait de peu pour débrider ce moi archaïque, retrouver l’acuité des sens endormis et le chemin d’une spiritualité naturaliste. Un retour aux sources qui passe aussi par l’acceptation de sa part de sauvagerie animale, mais qui n’est pas plus carnassière à bien y réfléchir qu’une meute de financiers avides de profits.

Ces incursions hors du champ de la rationalité et de la techno-dépendance se multiplient. Notamment dans les films d’horreurs. Sans un bruit de John Krasinski ou son pendant visuel Bird box de Susanne Bier déroulent le même fil d’une menace hostile et indéfinie contraignant les survivants réduits au silence ou à la cécité à se reconnecter à leurs instincts, leurs intuitions, à réapprendre des gestes ancestraux et à faire ami-ami avec la nature pour espérer s’en sortir.

La littérature n’est pas en reste. Quand Tristan Garcia s’attaque à une montagne, raconter l’Histoire de la souffrance, il choisit des âmes comme guide à travers le temps et l’espace. Le réalisme magique, l’onirisme, la nature déifiée sont d’ailleurs les invités surprises de la production romanesque actuelle. Muriel Barbery convoque des elfes dans son dernier livre, Un étrange pays. Quant à la talentueuse Jesmyn Ward, elle fait dialoguer ses personnages avec des fantômes ou avec des animaux dans l’envoûtant Le Chant des revenants. Justement, à propos des animaux, ce n’est pas non plus anodin si leur sort, leurs droits et même leurs devoirs comme dans Le Procès du cochon d’Oscar Coop-Phane préoccupent à ce point nos contemporains lassés d’écoper le radeau de leur propre vanité. À travers ce dialogue avec nos amis les bêtes, c’est notre propre humanité que l’on questionne. Et que l’on ramène à sa juste échelle. Le mot poétique de la fin sera pour John Muir (1838-1914), ce pionnier américain de la défense de la nature sauvage, qui déclarait: « La route la plus claire dans l’univers passe au plus profond d’une forêt sauvage. » Vite, un arbre à embrasser!

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