Gillian Anderson et Jason Isaacs cheminent comme des pros dans le très pédestre The Salt Path. Mais sans le savoir, le best-seller dont il est l’adaptation a pris des libertés avec la vérité. Et faire demi-tour n’est plus une option.
Personne ne se précipite au cinéma pour regarder deux heures durant un couple de quinquagénaires marcher en silence le long d’un sentier côtier. Il faut en offrir un peu plus, et The Salt Path s’y emploie –peut-être un peu trop assidûment.
Ce sont deux acteurs réputés qui chaussent les bottines de randonnée: Gillian Anderson (Sex Education, The Crown, The X-Files) et Jason Isaacs (Harry Potter, The White Lotus). Le sentier en question est le South West Coast Path, long de 1.014 kilomètres, qui relie les plus beaux paysages de la côte sud de l’Angleterre. Ce n’est pas une promenade dominicale, plutôt une expérience physique et spirituelle capable de transformer une vie, voire de freiner des maladies incurables. Le plus beau dans tout cela? L’histoire est vraie. Le film est tiré du Chemin du sel, le récit autobiographique de Raynor Winn.
A prendre avec des pincettes
L’autrice y raconte comment elle décide d’aller de l’avant lorsque, avec son mari, elle perd sa ferme du XVIIe siècle située dans le nord du pays de Galles, à la suite d’un mauvais investissement. Le couple se retrouve sans domicile, et peu après, son époux Moth se voit diagnostiquer une dégénérescence corticobasale (CBD), une maladie neurologique rare et incurable entraînant un déclin physique et mental progressif.
Leur plan, né du désespoir? Parcourir le South West Coast Path, sans ressources, en campant. L’aventure commence très mal. Moth boîte et gémit de douleur. Et il n’y a pas d’argent pour s’offrir une alimentation correcte. Ils se heurtent en outre à la méfiance et au mépris. L’apitoiement triomphe.
Mais réduire sa vie à dormir, manger et mettre un pied devant l’autre est salvateur. Le sentier offre à tout instant quelque chose de précieux: des ciels spectaculaires, des criques idylliques, des phoques et des violettes sauvages en fleur. Et même des êtres humains dont la bonté n’est pas bridée. Ils retrouvent leur sérénité intérieure –et se retrouvent eux-mêmes. Oubliée la ferme rénovée de leurs mains, ils sont devenus la maison l’un de l’autre. Quoi de plus romantique?
Une vieille dame lit dans leurs regards qu’ils ne seront plus jamais les mêmes. On a vu des religions entières naître de renaissances moins intenses; Raynor Winn, elle, en a tiré un livre. Son hommage à leur résilience, la description de miracles du quotidien, leur victoire sur le désespoir et la double tragédie ont touché une corde sensible. Le livre s’est vendu à deux millions d’exemplaires. Dans deux suites, ils continuent de combattre la maladie incurable de Moth grâce à des randonnées purificatrices dans des paysages majestueux. Adieu, misère noire!
Il fallait bien qu’un film suive. La metteuse en scène britannique Marianne Elliott ne force pas le trait. Les dialogues sont rares, la marche omniprésente –et les cordes de la bande originale plus émouvantes que ses comédiens pourtant chevronnés. Les flash-back révèlent progressivement les causes de leur fuite. La beauté brute et le pouvoir d’évocation des éléments naturels qui les entourent peuvent pleinement s’exprimer. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais on rentre chez soi avec des envies d’errance.
Appelez cela de la fiction, et personne n’y trouve à redire. Ici, la confiance est rompue.
Mais il y a un «hic». L’hebdomadaire The Observer a révélé au début de cet été que l’histoire de The Salt Path est peut-être bien plus salée que son titre. Raynor et Moth s’appellent en réalité Sally et Tim Walker. Ils n’ont pas perdu leur maison de rêve à cause d’un mauvais investissement dans le business d’un ami. Un parent éloigné leur a accordé un prêt afin d’éviter des poursuites judiciaires pour vol: une agence immobilière accusait Sally Walker, une ex-employée, d’avoir détourné 64.000 livres sterling! Lorsque l’entreprise du parent en question a fait faillite, le remboursement anticipé du prêt s’est imposé. Or, la maison en était la garantie.
The Observer a également découvert qu’ils possédaient une ferme avec terrain près de Bordeaux. Bien que la maison soit inhabitable, ils y auraient régulièrement séjourné dans une caravane durant leur prétendue période de sans-abrisme. Même le diagnostic de Moth/Tim est mis en doute. Neuf spécialistes n’ont relevé aucun symptôme apparent de CBD chez lui et jugent improbable qu’il soit encore en vie onze ans après le diagnostic. L’espérance de vie s’élève généralement entre six et huit ans.
Par l’intermédiaire de ses avocats et sur son site Internet, Sally Walker réfute ou démonte ces accusations. Selon elle, il s’agit d’une forme atypique de CBD, et elle affirme avoir décrit la situation «aussi honnêtement et précisément que possible». La «lente progression» de la maladie leur permettrait de découvrir «comment la marche l’aide». La publication de leur quatrième livre a été reportée.
Un obstacle pour le film?
Le film survivra-t-il à la controverse? Les images de la côte sud n’en restent pas moins magiques, Anderson et Isaacs ne sont nullement des imposteurs, et de longues randonnées peuvent effectivement transformer une vie. Mais le regard que l’on porte change. Que les récits autobiographiques amplifient certains éléments ou en taisent d’autres est aussi vieux que le genre lui-même. Mais ici, la confiance semble rompue. Appelez cela de la fiction, et personne n’y trouve à redire. Or, livre et film sont explicitement présentés comme des faits réels. Une vérité chancelante n’est jamais un détail.
The Salt Path
Biopic/ drame de Marianne Elliott. Avec Gillian Anderson, Jason Isaacs, James Lance. 1h55.
La cote de Focus: 3/5
A voir aussi en salles
Brief History of a Family
Thriller de Jianjie Lin. Avec Zu Feng, Xilun Sun, Ke-Yu Guo. 1h40.
La cote de Focus: 4/5
Wei et Shuo sont camarades de classe. Ils ont le même âge, sont tous les deux fils uniques, mais n’ont ni le même caractère ni les mêmes origines. Le premier vient d’une famille aisée, qui semble vivre en autarcie dans une résidence hypersécurisée. Le second, plus studieux, et sûrement plus déterminé, vit seul avec son père veuf. Entre les deux garçons naît une étrange relation, qui va amener Shuo à entrer par effraction dans la famille de Wei. Petit à petit, il s’installe dans l’appartement comme dans le cœur des parents de Shuo, qui vont se retrouver à projeter sur lui tous les espoirs déçus par leur «autre» fils. Avec ce premier long métrage d’une grande exigence formelle, à la réalisation foisonnante bien que parfois un peu ostentatoire, Jianjie Lin a imaginé un thriller familial redoutablement efficace qui semble observer au microcosme une famille chinoise moderne, encore marquée par la politique de l’enfant unique qu’il faudrait réussir à tout prix.
A.E.
Freaky Friday 2: Encore dans la peau de ma mère
Comédie de Nisha Ganatra. Avec Lindsay Lohan, Jamie Lee Curtis, Julia Butters. 1h51.
La cote de Focus: 2/5
A défaut d’être un classique, le premier Freaky Friday avait pour lui une métaphore amusante: en obligeant Tess (Jamie Lee Curtis) et sa fille Anna (Lindsay Lohan) à échanger leur corps et leur rôle pendant une journée, le film amenait progressivement les personnages à faire preuve d’empathie l’un envers l’autre, jusqu’à rétablir la communication. Dans cette suite tardive, le concept est gonflé. C’est désormais la fille d’Anna qui est en conflit avec sa demi-sœur, alors que toute la famille recomposée s’apprête à déménager à Londres. Or, loin de les intervertir, les scénaristes réitèrent la dichotomie jeunesse/vieillesse du premier opus, et transfèrent les deux adolescentes dans le corps de la mère et de la grand-mère. D’où une suite nettement plus poussive et artificielle, moins drôle aussi, où seules Jamie Lee Curtis et Lindsay Lohan semblent s’amuser.
J.D.P.
Vittoria
Drame d’Alessandro Cassigoli et Casey Kauffman. Avec Marilena Amato, Gennaro Scarica, Anna Amato. 1h20.
La cote de Focus: 3,5/5
Jasmine, mère de deux grands garçons et coiffeuse à Torre Annunziata, près de Naples, est troublée par un rêve récurrent où elle serre dans ses bras une petite fille. D’abord vaguement perturbante, cette «vision» vire peu à peu à l’obsession, au point de menacer l’équilibre familiale. Jasmine étant trop âgée et peu confiante pour supporter une nouvelle grossesse, l’adoption semble être la solution, malgré les réticences initiales de son conjoint. Commence alors une longue épreuve pour la famille, qui va se heurter aux nombreuses embûches du chemin vers l’adoption, plus rude encore pour un foyer de milieu modeste.
Cette histoire n’est pas une fiction. Les cinéastes Alessandro Cassigoli et Casey Kauffman l’ont entendue de la bouche de l’actrice Marilena Amato, interprète d’un rôle secondaire dans leur précédent long métrage, Californie. Touchés par la puissance de son récit, les réalisateurs ont décidé de le porter à l’écran, offrant la possibilité à l’actrice mais aussi à son mari, Gennaro, acteur non professionnel, de revisiter leur histoire par le biais du 7e art.
Cet ancrage dans le réel, proche d’une forme actualisée du néoréalisme italien, donne au film sa force émotionnelle, son authenticité. C’est aussi parfois sa limite: rivés aux comédiens qui évoquent leur propre vie, on sent les deux cinéastes empêchés de creuser certains angles morts du récit, notamment cette volonté inaltérable de la mère d’avoir absolument une fille. Vittoria remporte cependant son pari grâce à un dernier acte bouleversant, où les deux parents délaissent finalement leurs préjugés et leurs doutes pour chérir d’un amour inconditionnel ce nouvel enfant.
J.D.P.
Les Quatre Fantastiques: Premiers pas
Film de super-héros de Matt Shakman. Avec Pedro Pascal, Vanessa Kirby, Joseph Quinn. 1h55.
La cote de Focus: 3/5
Il y a quelques semaines sortait le Superman de James Gunn, un essai à moitié réussi qui prônait un retour à un héros utopiste et candide, où l’esthétique grisâtre de tant de blockbusters cédait la place à un déferlement de couleurs presque kitsch. Une approche qu’on retrouve de manière étonnante dans ce reboot très attendu des Quatre Fantastiques réalisé par Matt Shakman (la série WandaVision), pourtant produite par la concurrence. Les deux films se rejoignent ainsi dans le traitement de leur héros: les Quatre ne sont pas des parias torturés comme Batman ou les X-men, mais au contraire, des icônes populaires adorées de tous, dont la philanthropie n’a d’égal que le dévouement, fidèles à la maxime selon laquelle les super-héros ne sont rien de plus que les «héros de demain». Espoir, famille et empathie sont ainsi les maîtres mots d’un univers au charme rétro-futuriste, symbole d’une utopie alternative où le progrès scientifique a triomphé pour le meilleur.
Peut-être faut-il voir dans ces points communs l’avènement d’un nouveau genre, ou plutôt le retour à une tonalité plus merveilleuse, propice à faire rêver les plus jeunes. De ce point de vue, Premiers Pas offre une aventure dépaysante, et parfois sidérante, à l’image du premier face à face avec le titan Galactus, servie par d’excellents effets spéciaux et un sens indéniable du gigantisme. Bien sûr, la formule Marvel demeure ce qu’elle est, et si les héros semblent décoller un temps vers l’espace, le scénario a tôt fait de les ramener sur Terre pour un climax final convenu et mollasson. Nul doute que ces quatre personnages, au demeurant fort bien interprétés, méritaient un traitement légèrement plus singulier pour être à la hauteur de leur ambition cosmique. Peut-être la prochaine fois?
J.D.P.