Critique | Cinéma

Le film de la semaine : Holy Spider, un serial killer en Iran

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Ali Abbasi à propos de Zar Amir Ebrahimi, prix d’interprétation à Cannes: "Elle a entraîné le film dans un endroit complètement différent." © National
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Titre - Holy Spider

Genre - thriller

Réalisateur-trice - Ali Abbasi

Casting - Zar Amir Ebrahimi

Sortie - cinema

Durée - 1h56

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Holy Spider, Ali Abbasi revient sur les agissements d’un serial killer pour dresser le portrait de la société iranienne.  

Cinéaste danois ayant grandi à Téhéran, Ali Abbasi n’aime de toute évidence rien tant que l’hybridation. Border, son deuxième long métrage et le film qui l’a imposé, débordait ainsi de la chronique de la différence vers le thriller fantastique aventureux. Quant à Holy Spider, son nouvel opus, qui a valu le prix d’interprétation féminine à Zar Amir Ebrahimi lors du dernier festival de Cannes, il adopte les arguments d’un film de serial killer pour mieux dresser le portrait de la société iranienne. Le réalisateur s’y empare d’un fait divers qui avait défrayé la chronique iranienne il y a une vingtaine d’années, lorsque Saeed Hanaei, un maçon doublé d’un dévot, avait entrepris de purifier la ville sainte de Mashhad du vice en éliminant méthodiquement les prostituées qui croisaient son chemin. Une affaire d’autant plus étonnante qu’une partie de l’opinion avait cautionné ses agissements, considérant qu’il n’avait fait là qu’accomplir son devoir religieux.

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Normalité choquante

De quoi élargir sensiblement l’horizon du thriller, Abbasi en déplaçant d’ailleurs l’élément de suspense en révélant pour ainsi dire d’entrée l’identité du tueur. Et de s’en expliquer dans un large sourire: “Le genre des films de serial killer, c’est un peu, à mes yeux, comme les comédies romantiques. Ces dernières sont vraisemblablement destinées aux gens qui ne tomberont jamais amoureux, n’ont pas l’opportunité de trouver un partenaire, doivent faire des compromis et ont besoin de préserver ce fantasme. Les films criminels, ou de serial killer, constituent en un sens le même exercice: on est installé dans un environnement on ne peut plus sûr, et on observe un esprit tordu à l’œuvre, qui est décodé par une personne intelligente qui nous ressemble peut-être un peu dans une version étrange. Et au bout du compte, cette personne l’emporte sur le génie du mal. ça fonctionne bien pour David Fincher, et pour beaucoup d’intrigues mettant en scène des génies du mal à l’esprit tordu. Mais ce qui est frappant avec Saeed Hanaei, c’est qu’il n’était ni particulièrement mauvais, ni particulièrement intelligent. En fait, c’était un type d’une normalité choquante: il avait des enfants, une femme qui l’aimait apparemment, c’était un voisin apprécié, mais qui se trouvait aussi être un tueur en série. Et cela, alors qu’il vivait dans l’un de ces faubourgs comme il y en a dans toutes les villes d’Iran, où tout le monde peut voir ce qui se passe dans votre cour. L’élément intéressant, ce n’était pas tellement de savoir qui, mais comment.

Ali Abbasi vivait entre Iran et Europe à l’époque des faits, puisqu’il était en train de s’installer à Stockholm pour y poursuivre ses études. L’affaire avait toutefois attiré son attention, sa perception par une partie de l’opinion surtout, intérêt qu’allait titiller la découverte du documentaire And Along Came a Spider, de Maziar Bahari. Et si le film n’a pas pu se tourner sur place -“Nous avons demandé les autorisations, mais n’avons jamais obtenu de réponse”-, il s’est toutefois rendu à Mashhad lors de la préparation, histoire de se frotter à la réalité. “J’étais là dans l’idée de tourner un film noir, avec lunettes de soleil dans la nuit et tout le toutim, lorsque, m’apprêtant à retirer de l’argent dans un distributeur près du mausolée, j’ai été accosté par une femme plus âgée qui m’a dit: “Hé, cette fille voudrait te parler”. Une autre fois, alors que je me trouvais avec mon chef-opérateur et mon producteur danois, nous avons été approchés par deux filles de 15 ans tout au plus, qui nous ont demandé si elles pouvaient nous accompagner à l’hôtel et dîner avec nous, et nous avons refusé. Faire six mois de recherches de terrain était inutile: la prostitution est une vérité factuelle, tellement courante et évidente qu’elle n’a rien de secret. C’est curieusement absent de la réalité que l’on peut voir de l’Iran, mais très présent une fois sur place. Ce que l’on peut voir dans le film me paraît très exact, même si je me dois d’ajouter une astérisque à mon propos, c’est que quiconque vient voir ce film pour avoir une image nuancée de l’Iran, de la façon dont les choses s’y passent et de la condition des femmes, ferait mieux d’aller voir ailleurs, parce que c’est un putain de film noir: ce serait étrange que les flics n’y soient pas corrompus, que les rues soient bien éclairées et qu’il n’y ait pas de crimes là-dessous. Ou alors, ce serait sans doute une comédie romantique.

Ali Abbasi
Ali Abbasi © DR

Mashhad, Ali Abbasi a dû la recréer en Jordanie. Ne pas avoir pu tourner en Iran a été “à la fois une malédiction et une bénédiction, concède-t-il. ça aurait été super pour un tas de raisons, mais en même temps, ne pas pouvoir le faire vous amène à créer votre propre univers, qui devient plus tangible quand vous n’avez pas accès à l’original. Et ça participe aussi de l’exercice que je m’étais imposé de faire un film noir: le Los Angeles de Chinatown n’existe pas vraiment en dehors de ce film. Personne ne va voir Chinatown en se disant: “Voilà donc à quoi ressemble Los Angeles, je me demande si je pourrais acheter un terrain à côté de cette propriété”. C’est un espace mental cristallisé, en un sens. Et, de la même façon, Mashhad, comme elle est décrite dans Holy Spider, pourrait ou ne pourrait pas exister. Mais je dois ajouter, au risque de paraître un peu arrogant -ce qui n’est d’ailleurs pas un problème-, que ce film est de loin ce qui s’est fait de plus précis sur l’Iran en dehors d’Iran en termes de détails historiques, d’accents des gens, de ce qu’ils font, des vêtements qu’ils portent ou de l’environnement dans lequel ils évoluent. Nous y avons accordé une grande attention.

En finir avec une réalité parallèle

L’on peut aussi considérer sans risque majeur d’erreur que le tournage “extra-muros” a évité à la production de s’exposer aux foudres de la censure. Si l’on excepte La Loi de Téhéran de Saeed Roustaee, on n’a pas le souvenir d’un film récent embrassant de manière si frontale la réalité iranienne, la critique s’exprimant le plus souvent à travers des écrans tantôt poétiques, tantôt philosophiques. Abbasi, pour sa part, ne s’embarrasse guère de faux-semblants, qui montre la prostitution sous un jour explicite. “Lors de mes recherches, j’ai visionné des films, notamment iraniens, où il est question de prostitution. On y voit une fille avec un peu trop de maquillage, une jupe un peu trop courte. Mais pour ma part, je me suis dit que la prostitution était un boulot, une transaction, et j’ai donc choisi de montrer le personnage de Somayeh (la prostituée sur qui s’ouvre le film, NDLR) comme quelqu’un qui travaille. S’il s’agissait d’un pompier, ce serait étrange qu’on ne la voie que montant dans le camion de pompiers, puis qu’on coupe pour la retrouver quand elle ôte son casque. Ce n’est en tout cas pas le genre de film que je fais: je trouvais important que l’on voie ce à quoi ressemble son existence, et que la vie d’une travailleuse du sexe pouvait être différente en Iran de ce qu’elle est en Italie, en Autriche ou au Mexique.” Et d’enfoncer le clou: “Mon film porte un coup à 50 ans de réalité parallèle dans le cinéma iranien, où les femmes, fondamentalement, n’ont pas de corps, ne font pas l’amour, ne vont pas à la toilette, marchent et parlent à peine. Je pense avoir enfoncé le doigt dans cette représentation: on sait que ceci constitue une autre version de l’Iran.

Au-delà, Holy Spider porte aussi un regard inédit sur la société persane en adoptant pour héroïne Rahimi, une journaliste débarquée de Téhéran, et poursuivant obstinément son enquête sur les meurtres, en dépit des obstacles qu’elle doit affronter, au premier rang desquels une misogynie omniprésente. “C’est en effet l’un des thèmes du film, opine le réalisateur. L’Iran est un pays où la culture de la misogynie est profondément ancrée. Elle était là avant la révolution de 1979, elle est demeurée ensuite, elle n’est pas née avec ce gouvernement. Même si, curieusement, l’Iran est aussi un pays où l’on trouve plus d’étudiantes que d’étudiants dans les niveaux supérieurs de l’enseignement. La réalité est complexe et pas univoque, même si l’oppression existe. Mais je n’ai pas envisagé Holy Spider comme un film à thème. Je ne l’ai pas entamé en me disant: “Je vais faire un film pour éclairer la condition des femmes en Iran”, ce n’est pas mon boulot.” Ou alors malgré lui, parce qu’à travers Zar Amir Ebrahimi, interprète rageuse de Rahimi, la cause des femmes s’est trouvée une ambassadrice de premier choix, l’actrice ayant manifestement investi dans le rôle quelque chose de sa colère personnelle, elle qui a dû quitter son pays après la diffusion malveillante d’une vidéo intime. “L’actrice pressentie s’est retirée du projet quelques jours avant le tournage. Et Zar, qui était la directrice de casting, s’est retrouvée à interpréter le rôle principal. Elle a entraîné le film dans un endroit complètement différent.” Ce qu’on appelle un heureux accident, au-delà du prix d’interprétation glané à Cannes…

Holy Spider

Quatre ans après Border, le film qui le révélait au public international, Holy Spider consacre le grand retour d’Ali Abbasi. Le réalisateur danois ayant grandi à Téhéran s’y empare d’un fait divers qui avait défrayé la chronique iranienne en 2001, lorsqu’un tueur en série surnommé “l’Araignée” avait méthodiquement assassiné des prostituées dans la ville sainte de Mashhad, la deuxième métropole du pays, située non loin de la frontière avec l’Afghanistan.

Holy Spider s’ouvre dans la grande tradition du film noir, accompagnant une prostituée dans la nuit anonyme, de ses préparatifs à une première passe sordide. Quelques taffes d’opium plus loin, et la voilà qui accepte de monter à l’arrière de la moto d’un nouveau client, lequel s’avère bientôt être le tueur. À rebours de la plupart des films de serial killer, Abbasi choisit en effet de dévoiler ses traits d’entrée de jeu au spectateur. Après quoi le film adopte deux points de vue en alternance: celui de Rahimi (Zar Amir Ebrahimi), journaliste débarquée de Téhéran, et se heurtant de front à une misogynie endémique tandis qu’elle tente de suppléer aux carences de la police guère pressée, selon toute apparence, de mettre fin aux agissements du tueur. Et celui de l’Araignée (Mehdi Bajestani), alignant les victimes avec une régularité métronomique -il sort surtout le jeudi- tout en continuant à mener une existence presque sans histoire de maçon doublé d’un père de famille dévot et aimant, même si quelque peu absent. Le tout, alors qu’une partie de la vox populi n’hésite pas à voir en lui un individu providentiel venu nettoyer la ville du vice.

Étouffant, haletant et pertinent

Dans son volet policier, Holy Spider n’est pas sans évoquer le Zodiac de David Fincher, dont il allie l’efficacité et la tension, sans même parler de la noirceur. Le film a toutefois sa musique propre, celle d’un polar iranien inscrit dans un contexte que le cinéaste éclaire d’une lumière crue. Privilège d’un tournage en Jordanie lui ayant permis d’échapper aux foudres de la censure, Abbasi s’écarte des canons d’un cinéma persan multipliant les écrans poétiques ou philosophiques, pour proposer une vision frontale d’un monde qui s’épanouit dans les marges, osant aussi bien la représentation du sexe le plus glauque que celle d’une violence dénuée du moindre glamour, en quelque mise à nu secouante. Il porte également un regard sans fard sur la réalité iranienne, retraçant, avec la complicité d’une épatante Zar Amir Ebrahimi, prix d’interprétation à Cannes, le combat d’une femme en butte aux multiples expressions du patriarcat. Non sans souligner les pesanteurs, religieuses et autres, souterraines ou non, qui gangrènent le fonctionnement de la société. Autant dire que, non content d’être un thriller étouffant et haletant, ce film arrive à son heure, pour résonner avec l’actualité la plus brûlante.

De Ali Abbasi. Avec Mehdi Bajestani, Zar Amir Ebrahimi, Arash Ashtiani. 1 h 57. Sortie: 26/10. 8

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