«Langue étrangère», le portrait de l’adolescence d’aujourd’hui par Claire Burger: «Chaque génération a ses luttes»

© Les Films de Pierre

Après avoir exploré la vieillesse dans Party Girl (co-réalisé avec Marie Amachoukeli et Samuel Theis) et l’âge adulte dans C’est ça l’amour, Claire Burger remonte le temps pour plonger dans le bain bouillonnant de l’adolescence avec Langue étrangère, entre éveil des sens et militance.

On en a vu, des films sur l’adolescence, des bons et des mauvais, des clichés et des inspirés, des classiques et des disruptifs. Sujet de prédilection du cinéma depuis les années 50, cette période de transition par excellence est garante d’une belle transformation pour les protagonistes et donc chérie des scénaristes. À tel point qu’elle est devenue un genre en tant que tel, celui du coming of age, dérivé du classique roman d’apprentissage. Souvent objet du premier long métrage, moyen de solder en passant quelques comptes, l’adolescence est ici au cœur de « Langue étrangère », troisième film de la cinéaste française Claire Burger, comme une force motrice, un regard extralucide posé sur un monde en déréliction et pourtant traversé par une énergie presque sismique, celle de la jeunesse.

Chez la cinéaste, l’adolescence n’est pas seulement linguistique, comme le suggère le titre, mais surtout sensuelle et politique. Dans Langue étrangère, Fanny est immergée dans un monde inconnu. Largement encouragée par sa mère, elle débarque à Leipzig, comme sonnée par une langue qu’elle ne maîtrise pas et une culture qu’elle découvre. Sa correspondante allemande, Lena, accepte à contrecœur de l’accompagner dans cette aventure. Alors que Fanny se réfugie dans l’affabulation pour trouver sa place, Lena cherche dans l’activisme un moyen de dépasser ses peurs. À tâtons, elles vont apprendre à se connaître et envisager de nouvelles façons d’appréhender le monde, en tant que jeunes femmes et en tant que citoyennes.

Ce qui pousse à l’origine Claire Burger à se lancer dans ce parcours largement balisé, c’est tout à la fois un souvenir et une actualité, l’envie d’explorer des sensations passées et d’offrir une chambre d’écho aux événements présents. « L’impulsion a été double. J’avais envie de parler des échanges linguistiques, j’en ai fait beaucoup quand j’étais plus jeune. Et puis je suis née à la frontière franco-allemande, j’ai donc un rapport particulier à la langue, à la double culture. Au voyage aussi. J’ai commencé à écrire pendant le Covid, à un moment où la jeunesse était empêchée, dramatiquement assignée à résidence. Dans ma famille, beaucoup de jeunes n’allaient pas bien du tout, avec de l’anorexie, des tentatives de suicide, des choses très violentes. Quelque chose s’est vite dessiné, avec l’envie de tenter de raconter quelque chose de la jeunesse d’aujourd’hui, en réactualisant mes propres souvenirs. Mais sous ce prétexte, je voulais aussi raconter une histoire d’amour, parler de l’Europe, de l’amitié franco-allemande, de la politique. En essayant de trouver à chaque fois un moyen d’incarner ces choses très théoriques dans l’émotion, ce qui s’est avéré long, et difficile. »

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“Un peu moi” dans « Langue étrangère »

Pour cela, il fallait incarner ce qui avait commencé comme des idées, leur donner un corps, un visage. Imaginer ces deux jeunes filles, ce qui les éloigne et ce qui les unit. Et puis trouver les lieux aussi, les décors de ces rencontres.

« Au début, j’y suis allée à l’instinct, sans formaliser ces différences ou ces ressemblances, mais je me suis assez vite rendu compte que chaque personnage du film était un peu moi. Il y a de moi dans la mère alcoolique comme dans la mère control freak, dans la grande anxiété de Fanny comme dans l’engagement de Lena, qui est probablement le personnage auquel je m’identifie le plus. J’étais moi-même très politisée à l’adolescence, j’avais des convictions très fortes et un idéalisme qui me laissait penser que j’allais pouvoir changer les choses. Évidemment, ça n’a pas été aussi simple que ça. Quant aux lieux, je voulais aussi éviter certains clichés sur la France et l’Allemagne, tout en en jouant parfois. Je me suis amusée avec les points de ressemblances et les différences culturelles. J’ai choisi Strasbourg parce que c’est une ville assez germanique. Je ne voulais pas opposer un petit village du sud de la France et un petit village de Bavière. Je voulais quelque chose de plus moderne, et parler non pas de l’Allemagne que l’on connaît dans sa puissance économique ou son folklore, mais plutôt d’une Allemagne que j’aime beaucoup, que je trouve sexy même, une Allemagne politique, antifa, techno. »

Deux personnages, ce sont deux facettes aussi de cet âge mouvant. Le film surprend d’ailleurs, en changeant de point de vue en cours de route, offrant un contrepoint précieux, qui donne aussi une autre dimension à la relation qui unit Fanny et Lena. « Dès le départ, j’ai eu cette envie de switcher de point de vue, même si ce n’était pas simple. Et puis quand les mensonges de Fanny sont entrés dans le scénario, il est devenu d’autant plus important de changer de point de vue, pour ne pas m’obliger à décrire comment Fanny se piège dans ses propres mensonges. Au fond, je n’avais pas envie de faire un film sur la mythomanie comme une pathologie, mais plutôt de faire un film sur la croyance, en soi comme dans les autres. Et puis, comme c’est un échange linguistique finalement, je voulais voir comment on pouvait formellement entrer dans la subjectivité de chacun des personnages, sans pour autant abandonner celui avec lequel on s’est engagé dans l’histoire. »

Dans le récit de « Langue étrangère », le mensonge est comme une carapace pour Fanny, consciente de ses privilèges, mais incapable de trouver sa place. Elle sait qu’elle peut se permettre ces petits arrangements avec la vérité, mais qu’elle joue avec le feu. On peut se dire aussi que face à un monde qui brûle, le mensonge est un refuge. De fait, la propension de Fanny à s’y cacher résonne presque comme une réponse à une angoisse générationnelle. « Comme j’ai eu une éducation protestante, j’ai un rapport particulier à la vérité et la transparence. Pour moi, Fanny est touchante, elle ment pour enjoliver la réalité, elle joue de la part de fiction du mensonge, mais surtout, elle ment pour être aimée. Vouloir plaire à l’autre, c’est déjà être dans une relation avec l’autre. Lena a d’ailleurs ses propres endroits de fiction, dans les rêves et les fantasmes. Je ne voulais pas donner raison à un personnage contre un autre, je voulais explorer leur subjectivité dans leur rapport au monde. C’est vraiment un film sur la rencontre de l’autre. Quand on parle différentes langues, la question est de savoir si on se comprend bien, pour autant on devrait se poser la même question même si on parle la même langue! Je voulais imaginer que les rencontres pouvaient nous modifier. Je pense que l’adolescence est un moment où c’est vraiment possible. On est encore très poreux, en pleine construction de soi. Une rencontre peut bouleverser beaucoup de choses, plus encore que faire grandir, elle peut déplacer nos limites ou nos frontières. Fanny et Lena n’ont pas le même rapport à la question politique ou à l’espoir, mais à la fin du film elles se rejoignent là-dessus, et on peut même imaginer qu’elles ont un avenir politique ensemble.« 

© Les Films de Pierre

Continuité

La politique dans le film joue un rôle fort, elle est de l’ancrage territorial des filles, que ce soit l’Allemagne de l’Est émancipée ou Strasbourg, cœur de l’Europe, comme de leur histoire. Le passé a d’ailleurs un vraie place dans « Langue étrangère », il est discuté en classe, les images d’archives de la chute du mur de Berlin, bien que révolues, figurent aussi une sorte d’horizon d’attente, de possibilité de la révolte.

« Il me semble que d’une certaine façon, il y a une forme de continuité, chaque génération a ses luttes. C’est sûr que ce n’était pas facile de faire tomber le mur, mais là, la crise écologique est peut-être un mur plus grand encore, d’autant que j’ai l’impression qu’on n’aide pas beaucoup la jeunesse à s’en sortir, on ne lui donne pas beaucoup d’espoir, beaucoup plus d’inquiétude. La chute du mur a d’ailleurs eu un impact qu’on n’avait pas deviné à l’époque sur les idéologies, elle a laissé le champ libre au capitalisme et au libéralisme. L’histoire par définition est en mouvement. Aujourd’hui, il y a les luttes féministes et écologistes, je suis curieuse de voir comment la jeunesse va réagir face à la montée de l’extrême droite. Le film raconte aussi les fractures générationnelles, même si face aux enjeux posés aujourd’hui, il y aurait intérêt à se retrousser les manches. C’est très important pour moi, car j’étais très politisée quand j’étais jeune, et c’était beau de croire qu’on peut changer les choses et le monde. C’est un âge où la croyance est encore possible, et j’espère que cette génération arrive à trouver de l’espoir dans cette lutte. Je voulais que le film se termine sur cette note d’ailleurs. J’ai beaucoup de mal avec les films sur la jeunesse qui sont très négatifs, comme ceux de Larry Clark, très beaux esthétiquement, mais terriblement sombres dans le portrait qu’ils dressent. Je voulais montrer de belles choses de la jeunesse même si elle évolue dans un monde contemporain compliqué. »

Car la lutte peut être une joie. D’ailleurs dans « Langue étrangère », elle passe aussi par la fête (rythmée par les sons de Rebeka Warrior), comme lieu possible de l’utopie, prônant l’exaltation d’un militantisme qui rapproche. « Je ne voulais pas que ce soit un film où la politique assène des vérités, mais plutôt que ça parle du fantasme de la politique, dans ce que ça peut avoir de presque érotique, d’être avec les autres, de se battre ensemble. De trouver une cause commune. Pour les figurants de la grande fête, je suis allée chercher chez les antifa, les militants écolo, féministes, LGBTQIA+, les gens de la techno. Aujourd’hui, les choses se communautarisent, sont assez segmentées, chacun a son propre groupe, et moi j’avais envie de créer la fête idéale, la vraie fête de gauche avec pas que des Blancs, pas que des hétéros, pas que des gauchistes caricaturaux. Un endroit où il y a un plaisir à être ensemble, et à croire qu’on peut changer les choses. Je voulais que le collectif fasse envie, et qu’on sente la charge érotique qu’il peut avoir. »

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