« La vérité vraie est souvent quelque chose à quoi l’être humain ne peut prétendre »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Hirokazu Kore-eda s’essaie, dans The Third Murder, au drame judiciaire. Mais s’il respecte les codes esthétiques et narratifs du polar, le film s’aventure aussi en terrain philosophique. Rencontre.

Orfèvre ès drames domestiques, un genre qu’il a pratiqué avec bonheur de Still Walking à After the Storm, Hirokazu Kore-eda entame, avec The Third Murder , un nouveau chapitre de sa filmographie. Le cinéaste nippon s’y essaie en effet au thriller, en l’occurrence un drame judiciaire voyant un avocat renommé accepter de défendre un criminel récidiviste -une cause désespérée, selon toute vraisemblance, ce dernier ayant avoué son crime. Et l’occasion, pour le réalisateur de After Life, de réaliser un film à strates multiples. « Si je me suis surtout consacré à des drames domestiques depuis une dizaine d’années, c’est parce que je voulais explorer l’être humain plus en profondeur. Ayant estimé avoir fait provisoirement le tour de la question, j’ai voulu élargir mon spectre, et embrasser la société dans son ensemble, pour tenter d’en comprendre les problèmes. Ce qui rejoint d’ailleurs d’une certaine manière les leitmotivs des documentaires que j’ai tournés pour la télévision à mes débuts. Cette volonté de regarder les problèmes de la société contemporaine en face a constitué le point de départ de The Third Murder . Cela posé, au plus profond de moi, je n’ai pas le sentiment que ce film représente un changement aussi drastique que d’autres ne l’affirment: si j’étais peintre, je dirais avoir changé de palette de couleurs, tout en restant un peintre. »

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Pour nourrir son propos, le réalisateur s’est inspiré non d’une affaire en particulier, mais d’un sujet largement débattu dans la société japonaise: « Le Japon est confronté au problème de récidivistes commettant un même crime à plusieurs reprises. La peine de mort est toujours d’application, et si l’on perpétue le même délit deux fois -un délit majeur s’entend-, peu importe si le mobile diffère, il est pratiquement acquis que l’on sera condamné à la peine capitale. Mes réflexions sur cette question m’ont mené à l’idée de ce film. » S’y greffera une conversation qu’avait eue, à l’époque, il y a cinq ans, le réalisateur avec le responsable juridique de Like Father, Like Son: « Il m’a expliqué qu’un tribunal n’était pas l’endroit où se détermine la vérité, mais bien le lieu où les intérêts de chaque partie étaient pris en compte, parce que la vérité est une notion ne pouvant être comprise de personne. Cela m’a semblé être un concept intéressant, de même que le décalage entre la perception qu’avaient les Japonais d’un tribunal, et celle des avocats… »

Le film, s’il adopte l’esthétique en clair-obscur et la construction en crescendo de suspense d’un polar, est aussi traversé d’enjeux philosophiques. Kore-eda raconte ainsi avoir voulu sonder la notion même de vérité au gré d’une intrigue où elle ne cesse, in fine, de se dérober: « La vérité vraie est souvent quelque chose à quoi l’être humain ne peut prétendre. Le système judiciaire tend vers un jugement final et définitif en fonction duquel on peut disposer de la vie et de la mort d’un individu. La question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre ce système, mais bien de s’interroger sur le fait que des hommes, incertains par essence, essaient de créer un système de certitudes. Cette situation a constitué une de mes motivations principales pour tourner ce film. Je ne dis pas que les gens ne doivent pas chercher la vérité: je crois que plus on y pense, plus on est susceptible de s’en approcher. Mais il arrive dans un tribunal comme celui de The Third Murder comme en d’autres lieux que l’on décide de fermer les yeux ou de les détourner du problème principal. Bien que l’on ait été tout près de le résoudre, on décide, pour une raison ou une autre, de regarder ailleurs. C’est, pour moi, le coeur du film. » Et tandis que la procédure judiciaire arrive à son terme, la vérité, elle, semble comme en suspens, traduisant éloquemment les limites du système qu’investit Kore-eda, et donnant à ce thriller des contours d’une singulière opacité. « Souvent, au cinéma, on a une histoire à laquelle on ne comprend pas grand-chose au départ, mais où tout s’éclaire petit à petit. J’ai voulu prendre le parti pris inverse: alors que tout semble limpide au départ, on en vient à ne plus comprendre où réside la vérité à mesure que le récit progresse. »

Pour autant, le réalisateur connaît ses classiques, et il cite, parmi ses inspirations, le Mildred Pierce de Michael Curtiz, mais encore, s’agissant de l’utilisation du Cinémascope, Entre le ciel et l’enfer, d’Akira Kurosawa, ou Se7en, de David Fincher. À l’instar encore des auteurs de romans et de films noirs de la grande époque, il photographie aussi un état de la société, et il n’est bien sûr pas innocent que l’accusé et la victime soient issus de classes sociales différentes. « Je n’y ai pas pensé consciemment, mais c’est indubitablement lié au Japon d’aujourd’hui, où la situation sociale se détériore, et où l’on glisse, de facto, vers une polarisation entre gagnants et perdants. Je ne fais que dépeindre l’état actuel des choses, avec une stratification croissante de la société. Mais si j’ai opté pour ce motif, c’est aussi parce que c’était un moyen commode d’aborder le sujet dont j’avais discuté avec ce responsable juridique: qu’un individu pauvre en attaque et tue un autre, plus nanti, pour l’argent est une situation criminelle commune. Mais ce ne fut jamais qu’un point de départ… » Ouvrant, devant sa caméra fureteuse, sur toutes les spéculations…

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