Tardes de Soledad, un docu sur la corrida où le grotesque côtoie le sublime

Dans Tardes de Soledad, docu sur le monde de la corrida, le kitsch rencontre l’horreur.

Albert Serra livre dans Tardes de Soledad une vision hypnotique du spectacle de la corrida, posant un regard fracassant sur la rencontre entre la laideur ultime de la mort du taureau, la grâce des mouvements du toréro et le ridicule de la situation.

La filmographie d’Albert Serra se lit comme une énumération de trophées, du Leopard d’or de Locarno pour Història de la meva mort au prix Louis-Delluc obtenu pour Pacifiction, en compétition à Cannes, en passant par le prix Jean-Vigo décroché pour La Mort de Louis XIV. Tardes de Soledad n’échappe pas à la règle, puisqu’il a obtenu à l’automne dernier la Coquille d’or au San Sebastian Film Festival. Pourtant, le cinéaste catalan s’aventurait ici hors de sa contrée de prédilection, la fiction. «Je n’avais pas une folle envie de faire du documentaire, mais la corrida est un sujet qui résiste à la fiction. On y est de plain-pied dans le réel. C’est fort alors qu’aujourd’hui tout est simulation, manipulation, intelligence artificielle. La fiction ne pourra jamais simuler cette pulsion. Ni la fabriquer avec l’IA. C’est la vérité radicale de la vie et de la mort.»

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Il ne s’agit nullement ici d’acter la tauromachie comme sujet d’une dialectique: «Mon idée n’était pas d’entrer dans un débat. J’ai filmé quelque chose qui existe, qu’on soit pour ou contre. Ma responsabilité était de filmer honnêtement, au plus près du réel, avec curiosité et une forme d’innocence.»

Grâce et vulgarité

Le souci premier est de faire du cinéma. Cela passe par un dispositif technique très spécifique, d’abord le choix de trois «arènes» qui accueillent le récit. Il y a l’avant-corrida, l’intimité de la chambre où se prépare le toréro: «Je n’étais pas intéressé par son quotidien, je ne le voulais que comme héros. Le voir lorsqu’il est différent du reste de l’humanité. L’impuissance et la banalité du quotidien ne m’intéressent pas au cinéma. Mes films ont toujours essayé d’être dans un artifice total, de recréer des univers qui font rêver. Je fais du cinéma pour vivre des vies différentes.»

Il y a aussi l’après-corrida, dans l’habitacle du véhicule qui exfiltre la star et son entourage, le toréro et son quadrille, qui vient commenter l’action, encenser le héros –et charger en passant le film d’un ton comique que l’on n’attendait pas. «Pour moi, les scènes dans la voiture amènent de l’humour et de l’ironie. Et puis, des fulgurances: « La vie ne pèse rien », dit l’un d’entre eux, actant qu’il y a des choses plus importantes que la conservation de la vie. Ils s’expriment de façon à la fois primaire et poétique, visionnaire et stupide. Le grotesque le plus sanguinaire côtoie le sublime, le kitsch rencontre l’horreur. J’aime cette confrontation. La puissance archaïque et primitive de la corrida, et le quadrille le plus fanatique, et bavard!» Dans leur logorrhée revient sans cesse le mot «cojones» vantant une masculinité qui fait pourtant l’objet d’une performance contradictoire: «Son costume est une contrainte (NDLR: les scènes où voit le toréro enfiler l’habit avec l’aide de son assistant confinent à la torture). Par ailleurs, moins il a l’air agressif, donc loin de l’image traditionnelle de la virilité, plus son spectacle est réussi. Il ne s’impose pas avec la force brute, mais dans le minimalisme. C’est grotesque. J’adore. Surtout couplé aux références constantes à ses cojones, sachant que j’en ai coupé énormément au montage. Ce contraste entre la grâce et la vulgarité, c’est quelque chose qu’on retrouve dans tous mes films.»

«Le kitsch rencontre l’horreur. J’aime cette confrontation.»

A la vie à la mort

La dernière arène du récit est bien entendu celle de la corrida. Le défi technique y est spectaculaire, le résultat plus encore. Trois caméras, loin du champ d’action, mais qui capturent en plans serrés la vérité du duel, à commencer par les regards, du toréro, mais aussi du taureau, qui accède au rang de sujet du film. Le son joue également un rôle prépondérant. Le toréro, le taureau et les membres du quadrille sont tous équipés, en plus des micros d’ambiance. Au mixage, toutes les pistes audio dialoguent, se superposent, se répondent. «J’ai imposé aux trois opérateurs de créer des images de cinéma, pas juste de capter ce qui se passe. Techniquement, c’est difficile, tant il est imprévisible de savoir où va aller l’action. Tu composes un plan, et tout le monde sort du plan. Je voulais voir toute la mélancolie de la mort du taureau, je voulais qu’il regarde la caméra, qu’on voie l’animal et le sable, comme s’il était seul dans un désert, près de Jérusalem il y a 2000 ans. Des images qui créent des impressions, des sensations. Du cinéma, pas une captation documentaire. La réalité ne suffit pas.»

Avec en ligne de mire, toujours, la mort du taureau. «Pour moi, la corrida est une métaphore de l’acceptation de la vie, et de la mort. La vie et sa finitude, ses imperfections, ses risques intrinsèques. C’est un pari constamment renouvelé. Ces dernières années, on a pu avoir tendance à vouloir faire disparaître les risques, même dans la fiction! Mais la guerre est là, toujours, la violence, la mort. Le réel est là. La tauromachie est un spectacle, un rituel où il n’y a pas de raccourci, où on ne peut substituer aucune réalité au réel.»

Pour conclure, on interroge le cinéaste sur les plus grands enjeux esthétiques et narratifs de ce rendez-vous avec le réel. «Sur le plan esthétique, la plasticité était déjà là dans le spectacle donné par la corrida. Restait à accepter qu’il puisse y avoir de la beauté dans l’horreur, dans la violence. Sur le plan narratif, il fallait échapper au tout conceptuel, se laisser traverser par la vie. Trouver l’équilibre entre l’action et les dialogues, par exemple. Ça doit être hypnotique, fascinant, et en même temps, il doit y avoir la vie brute. La tauromachie, de mon point de vue, ne peut pas être un art, parce qu’on y trouve la vie à l’état brut. Ce n’est pas comme la littérature ou la peinture, où on a inventé un langage pour styliser la vie. Il y a des rituels, des codes, mais rien ne peut y dominer la vie. L’art, c’est l’imaginaire, le contrôle, ou la fabrication de la vie. Narrativement donc, il fallait rester sur ce point d’équilibre, que j’ai toujours cherché dans mes films. Cela devait être tout à la fois conceptuel et vivant.»

Tardes de Soledad

Documentaire d’Albert Serra. 2h05.

La cote de Focus: 4,5/5

Dans la nuit, un taureau. Le souffle de la bête. Le reflet de la Lune sur son pelage. Le taureau nous regarde. Après ce prologue presque mystique, Tardes de Soledad nous plonge dans un réel hypnotique, au goût de sang et à l’odeur de mort. Dans l’arène de la corrida, un homme presque immobile défie un taureau. On entend sa concentration muette, les râles de la bête, les cris de haine du public. C’est le spectacle de la mort qui s’impose aux yeux, ou plutôt de sa mise en scène sublime et grotesque. Albert Serra affirme ne pas juger, et on veut bien le croire, mais la répétition de la mise à mort, contrebalancée par l’obsession du rituel, et la cruauté de la foule, met en lumière l’éclat mortifère de la danse du toréro. Un geste de cinéma débarrassé de tout didactisme, qui fascine autant qu’il incommode.

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