Jeff Nichols revient avec The Bikeriders: « Je voulais capturer quelque chose qui n’existe plus »
Chroniquant l’évolution d’un club de motards du fin fond du Midwest au cœur des années 60, The Bikeriders de Jeff Nichols questionne avec beaucoup d’acuité l’idée même de liberté, la fin des utopies et les limites d’une certaine masculinité.
Ça fait désormais plus de 20 ans que Jeff Nichols, réalisateur majeur du cinéma indépendant américain (voir notamment Take Shelter avec Michael Shannon et Jessica Chastain ou encore Mud avec Matthew McConaughey et Tye Sheridan), rêve de tourner The Bikeriders (lire la critique ici). Nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir longuement avec lui par Zoom durant le dernier festival de Londres, où ce nouveau long métrage qui fleure bon la gomme brûlée et les gaz d’échappement a légitimement fait sensation.
Au tout début de The Bikeriders, il est dit que le film est inspiré par le livre d’un photographe, Danny Lyon, qui a suivi une bande de motards au cœur des années 60. Pouvez-vous expliquer comment vous avez découvert ce livre et pourquoi vous avez décidé de l’adapter à l’écran?
Jeff Nichols: La première fois que j’ai mis la main sur ce livre, c’était chez mon frère, en 2003. Je furetais un peu dans son appartement, et je me suis arrêté sur cette couverture au rouge éclatant avec ce titre écrit en blanc: The Bikeriders. Et cette photo en noir et blanc représentant des membres du Chicago Outlaws Motorcycle Club, vus de dos. J’ai pensé: « Woaw, voilà un bouquin qui a de la gueule ». Alors je l’ai ouvert, et j’ai trouvé immédiatement que ces photos avaient quelque chose de fascinant. En feuilletant l’objet, j’ai découvert les interviews qui se trouvaient au milieu du livre. À cette époque, Danny Lyon était vraiment à fond dans le Nouveau Journalisme. Donc les seuls textes du bouquin tenaient à ces interviews, qui se lisaient comme des monologues tirés d’un scénario. J’ai alors réalisé qu’en combinant ces interviews avec les photos, ça donnait un portrait vraiment très complet d’une sous-culture très spécifique. Et j’ai très vite envisagé le tout comme des indications pour en tirer un film de fiction. Les images en définissaient déjà le look, et les mots m’ouvraient la porte vers la psychologie de mes futurs personnages. Les interviewés se confiaient en effet de manière très sincère. Ils revenaient en toute confiance sur les choix qu’ils avaient posés tout au long de leur vie et sur les raisons de leur appartenance à cette sous-culture qui pouvait, certes, avoir ses désagréments mais aussi ses bénéfices.
Pouvez-vous dire un mot sur le casting du film? Avez-vous spécifiquement choisi des comédiens qui étaient déjà familiarisés avec la conduite sur deux roues?
Jeff Nichols: Je dois être honnête, la première fois que j’ai rencontré Austin Butler, il m’a carrément menti (sourire). Il m’a dit qu’il était parfaitement capable de rouler à moto, or ce n’était pas du tout le cas. Mais c’est un sacré bosseur. Je savais qu’il était sur le tournage de Dune 2, en Hongrie, juste avant de rejoindre le plateau de The Bikeriders, et je ne sais pas s’il avait le droit de faire ça mais, apparemment, il passait son temps à rouler dans les rues de Budapest entre les prises pour pouvoir donner le change une fois qu’il allait nous rejoindre. Quoi qu’il en soit, c’était évidemment un plus si les acteurs roulaient déjà à moto, mais ce n’était certainement pas un critère exclusif. Sinon Michael Shannon ne serait pas au casting du film (sourire). Je crois bien qu’il n’a jamais posé ses fesses sur une moto de toute sa vie. Ce qui m’intéressait le plus, honnêtement, c’était d’avoir des gueules. Des gueules à même de reproduire ce qui m’avait attiré dans les photographies de Danny Lyon, où les mecs dégageaient souvent quelque chose de sale, de buriné, mais surtout de vraiment authentique. J’ai très tôt eu Tom Hardy en tête. Il me semblait taillé pour ce film. Mais, des rôles principaux jusqu’aux figurants, je me suis mis avant tout en quête de visages forts et marquants.
Il y a une grosse évolution dans le ton de The Bikeriders. On part d’une atmosphère très feelgood pour aller peu à peu vers quelque chose de beaucoup plus sombre, vers une forme de désenchantement très aigu. Le film, au fond, dans son évolution, semble, en filigrane, convoquer cette phrase culte que Peter Fonda lâche dans Easy Rider: “We blew it.” Comme si une pure utopie, une certaine idée de la liberté, s’était peu à peu transformée en quelque chose de beaucoup plus violent et amer…
Jeff Nichols: Tout à fait. Le ton du film et son évolution sont indéniablement marqués par la fin d’une certaine innocence, et la mort des utopies propres aux années 60. J’aimais l’idée de faire un film qui laisserait le spectateur à un sentiment de profonde nostalgie. Dans ce sentiment de nostalgie, il y a vraiment l’idée d’une perte, d’un deuil même. Je voulais capturer quelque chose qui n’existe plus, ou en tout cas plus sous la même forme, et qu’il est légitime de regretter. La fin des années 60 est un moment très spécifique de l’Histoire. Pour être tout à fait honnête, la culture des groupes de motards d’aujourd’hui ne m’a jamais vraiment intéressé. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment la naissance très organique, ce laps de temps très court où cette culture semblait vraiment très belle et très sincère. Et puis, parce que la vie est ce qu’elle est, à savoir fondamentalement impermanente, c’est devenu autre chose. Tout le trajet du film consiste à faire ressentir cette idée de perte.
Impossible de réaliser un long métrage sur cette culture, à cette époque, sans avoir des références filmiques en tête comme The Wild Angels de Roger Corman ou, on l’a dit, Easy Rider de Dennis Hopper, ou même, un peu avant ça, The Wild One avec Marlon Brando. Quelle relation entreteniez-vous avec toute cette tradition cinématographique en faisant le film?
Jeff Nichols: Narrativement parlant, ces films ont indiscutablement été des sortes de postes de guidage. Plus d’une décennie sépare The Wild One et Easy Rider, par exemple. Une décennie durant laquelle des changements majeurs se sont opérés dans la manière de faire du cinéma. Le ton, le rythme et le style de ces deux films sont radicalement différents. Au début de The Wild One, vous avez Marlon Brando sur une fausse moto devant un faux paysage. Tout y est encore question d’artifice. Dans Easy Rider, au contraire, vous pouvez trouver, selon moi, quelques-uns des plans si pas les plus beaux en tout cas les plus honnêtes de personnages à moto de l’Histoire du cinéma. J’ai voulu qu’une certaine évolution se ressente dans The Bikeriders. Le look des personnages évolue au fil des années, mais aussi le style du film. C’était vraiment l’idée. Donc oui, ces films m’ont vraiment servi d’inspiration. Mais parfois simplement comme exemples à ne pas suivre. C’est le cas de The Wild One. Pour être tout à fait honnête, c’est un film que je n’aime pas beaucoup. Il ne tient pas tout à fait la route, je trouve.
L’histoire de The Bikeriders est essentiellement racontée à travers le point de vue et les mots d’une femme. Et la fin du film montre de manière assez limpide les limites de cette vie dans un gang de motards. Cherchiez-vous également, dans The Bikeriders, à questionner une certaine forme de masculinité?
Jeff Nichols: Absolument. Le personnage de Kathy, joué par Jodie Comer, est, dès son apparition, porteur d’une vraie ambivalence à l’égard de ce mode de vie: on sent bien qu’elle est attirée par ce monde régi par des codes très particuliers, et en même temps elle n’y adhère jamais tout à fait. Elle est ce point de tension entre une certaine romantisation de la virilité et la conscience de ses pièges et ses dangers. Cette tension est, pour moi, le vrai sujet du film. Et c’est quelque chose qui ressortait déjà du livre de Danny Lyon. Je crois en effet qu’il était tout autant fasciné que rebuté par cette bande de mecs. À l’arrivée, la structure du film, qui embrasse une vision plutôt romantique avant de basculer vers quelque chose de l’ordre du désenchantement, reflète plutôt bien, me semble-t-il, cette ambivalence. Il y a une dimension assez tragique dans cette trajectoire. Vous savez, quelque part, que cette utopie ne peut pas durer, mais ça vous met quand même un sacré coup dans les tripes quand les choses commencent à s’envenimer.
Avez-vous entendu parler du récent film français Rodeo de Lola Quivoron? Et si oui, pensez-vous qu’aujourd’hui il existe peut-être une nouvelle façon d’exprimer sa rébellion à travers la pratique de la moto pour une jeunesse à laquelle la société n’a parfois plus grand-chose à promettre?
Jeff Nichols: Oui, je vois très bien de quel film il s’agit. C’est une question intéressante. Je pense que, quelque part, cette dimension rebelle de la moto existera toujours, même si son expression peut parfois prendre des formes très diverses. Ça participe même d’un motif plus vaste et récurrent de la vie en société, en un sens, je pense. Personnellement, par exemple, j’ai grandi en Arkansas durant les années 90, au moment où y émergeait une scène punk rock très intéressante. Et les fans de tous ces groupes avaient développé un look et une identité bien à eux. Je crois que tout ça participe d’un même phénomène: si vous ne vous sentez pas faire partie d’un courant mainstream, eh bien vous vous déplacez naturellement et commencez à évoluer à la marge. Mais comme nous sommes des animaux sociaux, nous finissons toujours par former des groupes, avec certaines règles qui tentent de définir une identité. Or à partir du moment où les gens de la marge se rassemblent et tentent de définir qui ils sont en tant que groupe, eh bien le groupe a tendance rapidement à se disloquer. Ce sont des cycles qui se répètent à travers les époques et les lieux. Nous ressentons tous un besoin d’appartenance à quelque chose. Mais le fait de se rassembler sous une identité commune, plus ou moins rigide, a tendance, je pense, à condamner cette identité à ne pas durer, ou à évoluer vers d’autres formes, souvent moins reluisantes.
À la fin du film, nous pouvons voir un échantillon de photographies extraites du livre de Danny Lyon. Dans quelle mesure avez-vous été fidèle aux témoignages qui se trouvaient dans cet ouvrage?
Jeff Nichols: Disons que le bouquin de Lyon est vraiment la source principale du film. Je n’ai pas été chercher beaucoup de choses ailleurs. Mais, d’un autre côté, je me suis autorisé beaucoup de libertés par rapport à ce qui se trouvait dans ce livre. Le nom du club de motards est totalement fictionnel, par exemple. Ça tient notamment au fait que je n’avais pas envie de me farcir les récriminations des héritiers de ces véritables hors-la-loi (sourire). Mais ça tient surtout au fait que je voulais vraiment raconter à travers ce film une histoire qui me soit propre. En 2016, j’ai réalisé Loving, un long métrage qui était entièrement basé sur des faits et des personnes réels. Je ne pouvais rien inventer, je m’en tenais strictement à l’authenticité des faits. Ce qui implique une assez lourde responsabilité. Je ne voulais pas de ça pour The Bikeriders. Il me semblait en effet que fictionnaliser, m’approprier pleinement les choses, me permettrait de m’approcher au plus près de ce sentiment de nostalgie que je recherchais, et de ces motifs propres à la société que je viens d’évoquer. Ne pas être fidèle aux témoignages me permettait ainsi de ne pas être limité par la réalité. Ce qui ne veut pas dire que je ne cherchais pas à être honnête. Au contraire. Par ailleurs, pour tout ce qui concerne le look des personnages, leur coiffure, leurs vêtements, la graisse sous leurs ongles, j’étais vraiment hyper pointilleux, et absolument fidèle à ce que je voyais dans le livre de Danny Lyon. C’était très important pour moi.
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