« Il y a une fascination mutuelle entre le monde criminel et le cinéma »

Reda Kateb et Matthias Schoenaerts, faux frères à l'écran. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Au départ d’une figure classique du polar -celle de « frères » aux trajectoires opposées-, David Oelhoffen signe un film dense, mano a mano entre deux individus en rupture de leur communauté.

David Oelhoffen est ce qu’il convient d’appeler un réalisateur peu prolifique. Deux longs métrages, à peine, dans la douzaine d’années qui ont précédé Frères ennemis, à savoir Nos retrouvailles et Loin des hommes, à quoi il faut ajouter, pour faire bonne mesure, les scénarios écrits pour d’autres – L’Affaire SK1 pour Frédéric Tellier par exemple. Mais s’il est rare, le cinéaste est surtout cohérent, et la confrontation entre deux personnages s’impose comme la matrice de son oeuvre: père et fils dans son premier opus, pied-noir et paysan arabe dans le second, et « frères » en rupture de communauté adoptant des trajectoires opposées -Driss, le flic, et Manuel, le trafiquant de drogue- dans son nouvel essai.

L’auteur y investit le terrain du polar, un genre ultrabalisé dont il reprend l’une des figures classiques pour mieux se l’approprier. « Mon désir de départ n’était pas de faire un film de genre, explique Oelhoffen, rencontré à l’occasion du festival d’Ostende. J’ai eu, par une amie avocate, la possibilité de discuter avec des trafiquants de drogue. Ils ont facilement accepté de me parler de leur vie, parce qu’il y a une fascination mutuelle entre le monde criminel et le cinéma. Ce qu’ils m’ont raconté n’avait rien de romantique, ça tournait autour d’arnaques entre eux, sans le moindre code d’honneur, une sorte de capitalisme ultradur, ultra-sauvage. Ça m’a semblé intéressant, indépendamment du cinéma de genre. J’ai fait le même effort du côté policier, et le film est né de l’envie de montrer ce monde-là, ultra-concurrentiel, ultracapitaliste. J’accepte l’étiquette de film de genre, mais elle ne constitue jamais qu’un contenant: c’est le contenu qui m’intéressait, le capitalisme sauvage, des personnages en quête d’identité, Driss, un policier d’origine maghrébine, et Manuel, un individu ayant eu besoin de se trouver une famille de substitution. Les personnages ne sont pas mus par des questions liées au genre, mais par des problématiques intimes et identitaires. «  Et résolument inscrits, à ce titre, dans la société contemporaine -« ce n’est pas parce qu’on fait un film policier qu’il faudrait que les problématiques des personnages et le regard sur le monde soient moins complexes« , poursuit le cinéaste, citant le cinéma d’un Jean-Pierre Melville.

David Oelhoffen, le réalisateur.
David Oelhoffen, le réalisateur.

La cité par ceux qui la vivent

S’aventurant en zone grise -« on est dans un monde où les repères moraux sont extrêmement difficiles« -, David Oelhoffen ne s’est pas contenté de recherches fouillées et d’un long travail de documentation. Il a aussi veillé à donner à son propos une fibre toute réaliste, par son ancrage dans la banlieue notamment. Frères ennemis se déploie dans le tissu de la cité Gagarine, à Romainville -Les Lilas, dont les habitants ont été étroitement associés au projet, participant pour certains au film en tant que figurants ou techniciens. « Nous les avons aussi écoutés dans leur rapport au lieu qu’ils habitent, d’où le fait que la banlieue est filmée de façon parfois anxiogène, et parfois plus graphique, plus belle: c’est une retranscription de ce que j’ai ressenti à l’écoute de gens qui s’identifient très fort à ce lieu, qui en sont fiers et qui l’aiment tout en le détestant par moments en raison de ce caractère enfermant. » Manière, au passage, de désamorcer quelques clichés sur la représentation de la banlieue au cinéma, et de rendre les situations plus crédibles.

Ce sentiment de vérité, il découle encore d’une mise en scène immersive accompagnant, caméra à l’épaule, les deux comédiens choisis pour incarner intensément ces faux frères à l’écran, Matthias Schoenaerts et Reda Kateb. Si le premier, alliage de violence et de failles béantes, s’impose tout en impact physique, le second, que David Oelhoffen retrouve ici quatre ans après Loin des hommes, a nourri la genèse même du projet. « Nous avions beaucoup voyagé et discuté, Reda et moi, notamment sur la tension identitaire, mais aussi sur le jeu que nous sommes tous obligés de jouer entre l’étiquette, que l’on est parfois contraint de privilégier, et le chemin permettant d’être plus libre et plus complet. Reda a extrêmement bien géré ça, faisant de cette tension une force et une intelligence, tandis que chez Driss, son personnage est devenu une faille. Pour moi, le cinéma n’est rien d’autre: essayer de rendre plus intenses, plus spectaculaires, plus insupportables des tensions intimes que l’on voit dans la vie de tous les jours, que l’on sent en soi, et les transformer, les rendre plus visibles de l’extérieur… »

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