Goodbye Julia: troublant drame soudanais sur la culpabilité et le mensonge

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

L’intime et le politique se rejoignent jusqu’à se confondre dans Goodbye Julia de Mohamed Kordofani, beau drame soudanais à la troublante ambivalence travaillé par les motifs de la culpabilité et du mensonge.

Originaire de Khartoum, la capitale soudanaise, Mohamed Kordofani, réalisateur de Goodbye Julia, a été ingénieur en aéronautique chez Gulf Air, au Bahreïn, durant seize ans avant de tout plaquer pour faire du cinéma. « Oui, à l’origine, je voulais étudier les Beaux-Arts, mais mon père s’y est radicalement opposé. Alors je me suis dirigé vers l’ingénierie aéronautique. Dès le collège, j’ai commencé à écrire dans mon coin, mais à l’époque je me gardais bien de montrer ça à qui que ce soit. Mes histoires étaient vraiment super mauvaises (sourire), mais disons que c’était une sorte de patient apprentissage pour moi. Plus tard, je me suis également beaucoup intéressé à la photo, que je pratiquais pour le plaisir. Je possédais un Canon 5D Mark II. J’ai alors aussi commencé à filmer avec cet appareil et je me suis rendu compte que ça donnait des vidéos qui avaient vraiment du style. Puis je me suis intéressé au montage. Et c’est comme ça que, petit à petit, avec tous ces petits apprentissages personnels mis bout à bout, j’ai commencé à me dire que je pourrais peut-être envisager un jour de réaliser un vrai film. Je me suis alors mis à regarder énormément de longs métrages en en analysant consciencieusement tous les aspects: l’écriture, les angles de vue, la lumière, le montage… Tout ça, en continuant sans passion mon travail d’ingénieur en aéronautique chez Gulf Air au Bahreïn. Chaque mois, je mettais de côté tout l’argent que je pouvais dans l’espoir d’un jour faire du cinéma. J’étais tellement frustré au quotidien dans mon travail… Il n’y avait rien de créatif dans ce que je faisais. J’avais l’impression de gâcher ma vie. J’approchais les 40 ans. Je me suis dit que c’était le moment de faire ce que je voulais vraiment.« 

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En 2020, après avoir signé quelques courts métrages en autodidacte, Kordofani saute le pas: il quitte son boulot et investit tout ce qu’il possède dans Klozium Studios, une société qui lui permet de financer et réaliser son premier long métrage, Goodbye Julia. Trois ans plus tard, en mai 2023, le film est sélectionné au festival de Cannes, ce qui n’était absolument jamais arrivé à une œuvre soudanaise, et il y remporte le Prix de la Liberté dans la très prestigieuse section Un Certain Regard. « Ce film est né d’un désir personnel très grand, et j’ai décidé de le dédier à la mémoire de mon père. Il n’a jamais voulu que je fasse du cinéma. Il ne voulait pas de ça pour moi. Il avait tellement intégré de vieux modes de pensée que c’était impossible pour lui d’en sortir. Par exemple, je suis l’heureux père de deux filles que j’adore, mais lui il voulait juste que j’aie un garçon, pour que quelqu’un continue à porter son nom. Un peu avant sa mort, je lui ai dit: « Papa, je n’aurai pas de fils. Mais je vais faire un film. Et je te le dédierai. Comme ça ton nom vivra longtemps à travers lui. » À cette époque, je n’imaginais pas, bien sûr, que Goodbye Julia serait sélectionné à Cannes et qu’il serait diffusé dans le monde entier. C’est une belle ironie, je trouve. Mais aussi un hommage très sincère.« 

Un geste de réconciliation

L’action de Goodbye Julia prend place à la veille de la division du Soudan. Mona, une ancienne chanteuse populaire et riche Soudanaise musulmane du Nord, cherche à atténuer son sentiment de culpabilité pour avoir causé la mort d’un homme en employant Julia, la femme de celui-ci, chrétienne démunie du Sud, comme femme de chambre. Une certaine complicité naît peu à peu entre elles, mais Julia ne connaît pas toute la vérité… « Ce film qui parle de culpabilité est né, en fait, de mon propre sentiment de culpabilité en tant que Soudanais musulman du Nord. En juillet 2011, à la suite d’un référendum quasiment unanime, le sud du Soudan, majoritairement catholique, a en effet accédé à l’indépendance par sécession afin de mettre fin à des décennies de racisme, de marginalisation et de violence. Dans la foulée, le pays a été brutalement déchiré par des années de guerre civile. Tout ça m’a amené à faire une profonde auto-analyse. En tant que musulmans du Nord, nous ne sommes pas forcément de mauvaises personnes, mais nous avons tendance à embrasser les valeurs des anciennes générations sans vraiment les questionner. Nous traitons les traditions comme saintes et nous les prenons pour acquises. Mais si nous faisons l’effort d’observer les choses telles qu’elles sont vraiment, nous ne pouvons que constater qu’elles ne sont pas justes. Ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui c’est de réexaminer attentivement notre héritage. Et je pense que si nous sommes capables de garder ce qui est bon et de délaisser ce qui est mauvais, alors nous pourrons enfin devenir de meilleures personnes.« 


Kordofani prolonge: « La capacité des individus à s’améliorer, à apprendre de leurs erreurs et à évoluer vers une meilleure direction m’intéresse beaucoup. Je crois dur comme fer à la possibilité de transformation individuelle. Et je pense que le cinéma peut aider à se poser les bonnes questions afin d’évoluer. La différence entre les gens est une richesse, pas une malédiction. Personnellement, par exemple, je viens d’un milieu très conservateur, et il m’a fallu du temps pour remettre en question les valeurs dans lesquelles j’ai grandi. Je les avais, dans un premier temps, parfaitement intégrées. J’aime, en ce sens, imaginer des personnages qui évoluent dans des zones grises. Et j’aime aussi bousculer le spectateur, l’amener à embrasser le point de vue de quelqu’un qui ne lui ressemble pas, qui ne pense pas ni n’agit comme lui. Aujourd’hui, nous avons besoin de compassion et de réconciliation. C’est, j’en suis convaincu, en se mettant à la place de quelqu’un de radicalement différent de nous que nous pourrons le mieux arriver à le comprendre et à ressentir de l’empathie pour lui.« 

Goodbye Julia
Drame de Mohamed Kordofani. Avec Siran Riak, Eiman Yousif, Ger Duany. 2 h.

Quel est le prix d’une vie? Et celui de la culpabilité? Dans Goodbye Julia, le premier long métrage de Mohamed Kordofani, primé à Cannes l’an dernier, Mona, une riche Nord-Soudanaise musulmane qui a provoqué la mort d’un homme noir et chrétien, tente de se racheter une conscience en employant Julia, la veuve sud-soudanaise désargentée de celui-ci, et en accueillant leur fils chez elle. Mona est incapable d’avouer la vérité à Julia, mais les troubles qui secouent le pays vont bientôt l’obliger à se confronter à ses fautes… Situé à Khartoum, peu avant la scission du Soudan et les heurts tragiquement violents qui ont suivi, Goodbye Julia prend la forme d’un drame social réparateur, sobre et pudique, qui charrie des enjeux humains complexes. Un film à la résonance universelle sous son ancrage très singulier.

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