Generation Wealth: la superficialité à double tranchant du rêve américain

L'adolescence populaire de Mijanou, aujourd'hui devenue transfuge de ce monde.

Lauren Greenfield présentait au festival Millenium de Bruxelles son documentaire Generation Wealth, un long-métrage anthropologique pour lequel elle a suivi pendant 25 ans des personnalités marquées par les excès de leurs fortunes, mais insouciantes de leurs pièges. Rencontre.

Après la parution d’un photo-book de plus de 650 tirages photographiques, l’Américaine Lauren Greenfield s’incarne en tant que narratrice et sujette dans un format filmographique de son enquête sur les excès des Américains les plus fortunés et l’influence dans les sphères aristocratiques mondiales.

Grandir aux États-Unis dans les années 80 confronte l’adolescence de Lauren Greenfield à l’existence des « rich kids » et ses disparités. À l’époque, le gouvernement américain emprunte massivement aux banques et fait miroiter le rêve américain à travers des valeurs d’argent, de matérialisme. À partir de 1992, Lauren Greenfield se questionne sur ses propres racines, sur l’influence de cette culture, pourtant si excessive, sur elle-même. Pendant 25 années, la photographe voyage dans des pays occidentalisés et se mêle au quotidien d’individus qui cherchent à se sentir exister dans une société biaisée par le paraître et l’argent, au détriment de l’essentiel. Dans cette sphère où l’argent est roi, le statut prime sur tout, des familles se détruisent pour survivre dans un environnement malsain, jusqu’au point de non-retour. Paradoxalement, Lauren Greenfield attribue à la crise spéculative de 2008 un rôle bénéfique dans des vies anesthésiées par la richesse. L’interview de Florian Homm, homme d’affaires accusé de fraude financière et exilé en Allemagne, sert de fil rouge à Generation Wealth et donne un fameux aperçu de l’état d’esprit prôné dans les fonds spéculatifs. Nous avons rencontré la réalisatrice à Bozar quelques heures avant la projection du film.

Lauren Greenfield dans Generation Wealth
Lauren Greenfield dans Generation Wealth© Lauren Greenfield

Que voulez-vous mettre en exergue dans votre documentaire en parallèle du livre?

J’ai réalisé le livre en premier. D’une certaine manière, il m’a permis de penser à toutes les idées pour le film. Alors que je travaillais sur le dessus, j’entendais ces voix et je me demandais quel était le récit prédominant au travers de ces 25 ans d’enquête. Je m’interrogeais sur la manière dont toutes ces histoires s’ajoutaient à une histoire sur la façon dont nous avons vécu et où nous nous dirigions.

Alors que je me consacrais au tournage, c’est devenu l’histoire filmée de l’enquête initiale. Je ne m’incarne pas dans le livre, car c’est un reportage. Dans le film, j’ai pris conscience de la manière dont nous sommes tous complices dans l’histoire de Generation Wealth et comment mon histoire personnelle était également valable pour les histoires que je documentais. Ce que j’ai appris dans ce processus pouvait également être approprié par le public et sa façon de se percevoir.

Saviez-vous dès le départ qu’il y aurait une portée autobiographique?

Non, je savais surtout que je voulais en être la narratrice, en voix off. Je pensais pouvoir être un tissu conjonctif, que mon histoire puisse aider à la narration de l’histoire du documentaire. Je m’attendais à ce que cela soit plus professionnel, comme une voix d’experte ou de narratrice. Progressivement, c’est devenu de plus en plus personnel. Des gens comme Florian Homm m’ont poussée me questionnant: « comment des centaines d’heures de travail pourraient ne pas nuire à tes relations avec les gens que tu aimes? »

Les semaines de travail interminables à voyager en Allemagne, en Islande, et le fait d’être éloignée de ma famille m’ont forcée à penser aux conséquences de ma propre obsession. L’entièreté du film a rapport à la prise de conscience des conséquences. J’adore mon travail et je continue de le faire. Cela ne portait pas sur l’envie d’y mettre un terme, mais plus sur la sensation de devoir prendre les responsabilités, de mesurer les conséquences de nos actes et se réveiller.

Dans quelle mesure pensez-vous être influencée par le système dans lequel vous êtes née?

Mon travail s’est toujours inspiré d’un sentiment et des mêmes influences que mes personnages. Lorsque j’ai publié le livre Girl Culture, qui porte sur la manière dont le corps est devenu une expression primaire d’identité pour les filles et les femmes, cela s’est basé sur mes propres souvenirs d’adolescente et mes préoccupations sur le poids, le corps, la mode, la popularité. Dans le documentaire, j’essaye de retourner au lycée, et ce que cela impliquait d’être de la classe moyenne et d’avoir tout ce dont j’avais besoin, mais d’avoir la sensation de ne pas avoir assez en comparaison des enfants riches avec qui j’allais à l’école. Cela me donnait la sensation de ne pas être à la hauteur, je désirais ce qu’ils avaient. J’avais la sensation que ce ressenti de lycéenne était celui que tout le monde a en regardant les Kardashian ou en surfant sur les réseaux sociaux. Je pense à cette expression « FOMO » (NdlR: fear of missing out) qui explique comment nous nous comparons constamment à ce que nous voyons à la télévision, sur les réseaux sociaux et sur Internet. J’ai définitivement la sensation que cette culture m’influence.

Était-ce une forme de catharsis?

Oui! Le film a été réellement cathartique pour moi. Mon antidote est de documenter cette culture et pas d’acheter tous les vêtements que je veux. J’appréhende cette réalité en essayant de la déconstruire et observer ce que ça signifie, la documenter pour comprendre pourquoi nous désirons cela. En particulier si ça ne nous apporte pas le bonheur espéré. Terminer ce travail de 25 ans m’a permis de passer à autre chose.

Pensez-vous qu’il y a assez de prévention à propos des réseaux sociaux aux États-Unis?

Non, je pense que les enfants commencent seulement à en entendre parler. Mes enfants ont eu quelques cours d’éducation aux médias. D’une certaine manière, je pense qu’ils ont plus de réflexes que nous parce qu’ils sont au courant que tous les sites Internet ne sont pas fiables, qu’il ne faut pas croire tout ce qui se trouve sur Wikipédia. Ils savent comment appréhender une source, ce que sont les fake news. Ils savent que s’ils publient des photos stupides d’eux sur les réseaux sociaux, ils pourraient avoir des problèmes pour trouver du travail. La débâcle de Facebook lors des élections de 2015 en est une preuve: nos cerveaux ne sont pas préparés pour tout ce qui découle des réseaux sociaux, du monde de l’image et d’Internet. Personne n’a les défenses nécessaires pour naviguer dans « le meilleur des mondes ». Nous en constatons les conséquences, que ce soit venant de Facebook, de notre environnement politique, du dernier scandale de pédophilie sur YouTube. Nous avons toutes ces technologies, mais nous ne sommes pas préparés pour faire en sorte qu’elles n’influent pas sur nos actions et nos identités.

Comment avez-vous vécu le fait de les rencontrer des années plus tard?

C’était excitant de les voir assister au film. Florian a vécu une aventure incroyable. Pour l’inauguration de l’exposition vendredi, il a écrit un poème à propos de Generation Wealth. Tu as conscience d’avoir réalisé un film honnête lorsque tes intervenants le regardent et pensent que c’est un reflet objectif d’eux-mêmes et de leurs vies. Ces échos me sont parvenus à Sundance et c’est très spécial pour moi. Tiffany Masters, une hôtesse VIP à Las Vegas, a été très éprouvée par le visionnage de ce film. À la fin, lors de l’exposition, elle dit de veiller aux souhaits que l’on émet. Et elle pleure. Pour elle, ça a été dur de voir les choix qu’elle a faits et elle a eu quelques regrets, notamment par rapport à son fils. Elle a dit à un reporter du New York Times qu’elle n’aimait pas toujours les images parce qu’elle ne se plaît pas à l’écran, mais elle apprécie que je dise la vérité.

Florian Homm dans Generation Wealth
Florian Homm dans Generation Wealth© Lauren Greenfield

Dans le film, la mère d’Eden (participante à Toddlers & Tiaras) reconnaît son erreur dans le fait d’inscrire sa fille à des concours de beauté, mais affirme qu’elle le referait, car elle en a tiré une leçon. N’est-ce pas contradictoire?

Oui! Ça l’est, mais elle affirme qu’elle n’aurait pas pu avoir de recul d’une autre manière. C’est la contradiction et le cadeau des dérapages. Le film le met en avant, à travers la crise financière et les échecs des gens, c’est seulement dans ces circonstances que tu peux te réveiller et voir les pièges et peut-être prendre le recul sur tout ça pendant un temps et changer. C’est une contradiction, mais ce qui est drôle dans ce qu’elle dit c’est cette forme de vérité. Si elle ne s’était pas égarée dans cette trajectoire, elle n’aurait sûrement jamais appris. En tant que réalisatrice, j’essaye de véhiculer un message: nous sommes dans une mauvaise phase qui risque de provoquer notre destruction. Nous vivons une vie qui n’est pas durable, pour l’environnement, pour notre bien-être et notre santé psychique. Pourtant, nous y sommes et peut-être que nous pouvons en tirer des enseignements.

Comment vos enfants et parents ont-ils perçu ces témoignages?

Je suppose que ça a été un processus inhabituel pour eux à cause de l’approche personnelle. J’étais heureuse qu’ils me fassent confiance, mais j’agissais avec prudence. Bien sûr, ils me font confiance en tant que mère et fille, mais pas en tant que réalisatrice. Mes garçons, Noah et Gabriel ont apprécié d’y prendre part, ils ont participé à des Q&A. Gabriel est présent pour le festival Millenium. Ils ont singulièrement compris ce dont le film traite et se sentent capables de le commenter. L’une de mes intervenantes le dit si bien: « nos enfants peuvent être nos professeurs. » Mes fils m’ont tellement appris durant cette période. Pour ce qui concerne mes parents, mon père était très fier. Par contre, ma mère a été un peu éprouvée. Elle vient d’une génération qui n’est pas habituée à être si ouvertement personnelle. Mais elle s’est habituée.

Selon vous, est-il possible d’être un transfuge de cette vie, de l’expérimenter et d’évoluer dans la vie différemment?

L’Islande est un exemple de cela. Ce pays a été en récession et il a dû changer. Comme ils l’ont collectivement dit, « nous allons mettre les banquiers en prison, intégrer plus de femmes dans les administrations et nous focaliser sur l’environnement… » Ils ont été capables de faire ça. Aux États-Unis, nous avons eu ces introspections après la crise financière, mais nous sommes retournés à nos vieilles habitudes, car nous sommes toujours dans un système malade. C’est possible d’avoir une autre vie, mais c’est comme une addiction: seul, on ne va pas loin. On doit s’y mettre collectivement. Ça peut évoluer, si assez de personnes veulent changer les choses. Beaucoup de mouvements émergent aux USA, mais est-ce proportionnel à la puissance des institutions?

Les femmes que vous avez interviewées se sont-elles senties concernées par le mouvement #Metoo?

Je n’en ai pas discuté avec elles. Ça s’est produit après que le film soit bouclé. Pour moi, ce mouvement fait partie du troisième acte du documentaire: le réveil. C’est si puissant. C’est comme lorsque nous pensons que le monde ne fonctionne que d’une manière et puis nous réalisons que les choses peuvent être différentes. Sous certains aspects, le film est très morne, la fin du deuxième acte donne la sensation que le monde va s’écrouler, comme la chute de Rome. Et pourtant, dans le troisième acte, l’espoir revient. Le buzz de #metoo montre que c’est possible. Ce qu’a fait Harvey Weinstein est terrible et institutionnel. Mais si ce scandale n’avait pas eu lieu, il n’y aurait pas eu ce mouvement. Peut-être qu’il faut qu’il y ait une génération de la fortune pour que nous puissions prendre conscience de ce qu’il y a d’alternatif.

Propos recueillis par Sandra Farrands

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