Fuocoammare, un film-cri visant à aiguiser les consciences
Avec Fuocoammare, le documentariste italien Gianfranco Rosi se penche sur le sort de réfugiés tentant de gagner l’île de Lampedusa dans des conditions dantesques. Un film en forme de bouteille à la mer.
Actif depuis une bonne vingtaine d’années -il tournait son premier film, Boatman, en 1993-, Gianfranco Rosi a attendu 2013 et le Lion d’or vénitien octroyé à Sacro GRA, documentaire consacré au périphérique romain et à ses occupants, pour obtenir une reconnaissance largement méritée. Dans la foulée, le réalisateur italien s’attelait à un sujet inscrit dans la réalité tragique de l’époque, la question des réfugiés, envisagée à travers un documentaire retraçant le cauchemar de migrants tentant, poussés par le désespoir, la traversée de la Méditerranée à destination de Lampedusa, en quête de paix, de liberté ou de bonheur.
Suivant une méthode éprouvée, Rosi a commencé par passer plus d’un an sur l’île, histoire de se pénétrer de la réalité de l’endroit et de ceux qui l’habitent. « Là où cesse le journalisme, mon film commence. Je vais quelque part après que les faits se soient produits, mais j’y reste ensuite pendant longtemps, et je trouve les protagonistes de mes films dans la vie quotidienne, explique-t-il, pressé d’appels téléphoniques, alors qu’on le rencontre pendant le festival de Berlin. Je voulais tourner avec des enfants, n’ayant plus eu l’occasion de le faire depuis mes débuts. Je tenais en effet à adopter le point de vue d’un enfant pour sa sincérité, et relier son monde intérieur à un autre monde, celui des migrants. »
L’oeil paresseux
Gamin d’une douzaine d’années plus accaparé par les jeux et occupations de son âge que par le drame se jouant en continu à quelques pas de là, Samuele serait celui-là. Un choix dicté par son naturel confondant, à quoi le hasard ajouterait que le garçon souffre d’amblyopie, ce trouble que l’on appelle également « oeil paresseux » -de quoi filer une métaphore limpide. « Nous avons tous un oeil paresseux, cela pourrait d’ailleurs être le titre du film. Mais ce n’était pas prémédité. Voilà pourquoi je travaille toujours avec la réalité, elle est parfois la plus surprenante. » Et de poursuivre, véhément: « Je veux provoquer une prise de conscience. Nous assistons à l’une des plus grandes tragédies depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais les témoignages sur les chambres à gaz ne sont arrivés qu’après la guerre, les gens ignoraient ce qui se passait. Alors qu’aujourd’hui, nous savons. Chaque jour qui passe témoigne de cette tragédie. Nous sommes tous responsables, mais nous préférons détourner la tête. »
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Gianfranco Rosi a, pour sa part, choisi d’envisager cette réalité frontalement, et son film, par-delà ses échappées enfantines, ne ménage pas le spectateur, n’utilisant ni commentaire ni voix off, tant les images parlent d’elles-mêmes. Les cadavres de réfugiés amoncelés dans la cale d’un rafiot d’infortune sont de celles qui ne s’oublient pas. Le réalisateur, qui avait accompagné les gardes-côtes plusieurs semaines avant de gagner leur confiance -« Ils connaissaient mes films antérieurs et savaient le type de travail que je faisais »-, raconte avoir hésité avant de laisser tourner sa caméra. « Quand j’ai découvert cette tragédie, j’avais une telle compassion pour ces gens que je ne voulais pas filmer. C’est le capitaine qui m’a convaincu de le faire: il fallait que le monde puisse voir que de telles atrocités se produisent… » Histoire, aussi, de dépasser la litanie des statistiques anonymes débitées quotidiennement aux infos. Quant au reproche d’un éventuel manquement à l’éthique, le cinéaste le balaie d’un revers de la main. « La difficulté sur le plan éthique, c’est d’être amené à voir de telles choses, mais non de les filmer. Cela ne devrait tout simplement pas se produire, des hommes ne peuvent pas mourir comme cela. La question éthique tient à l’existence d’une telle image et non au fait que je la filme. Cette situation est inacceptable. »
Témoignage fort, le film se fait cri assourdissant résonnant comme un appel à ne pas laisser les choses en l’état: « Ce n’est pas à moi de dire ce que l’on peut faire, mais c’est comme pour le climat: il faut que des gens se réunissent pour arriver à un résultat. Des millions de gens migrent dans le monde, et on voudrait les arrêter avec des murs? On va empêcher ces millions de personnes de se déplacer avec du fil barbelé? Mais le pire des murs, c’est encore le mur mental que nous construisons… « , conclut Rosi. Voir Fuocoammare, c’est, du reste, aussi s’en convaincre…
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