L’adolescence est un objet de fascination éternel pour le cinéma, et Enzo, de Laurent Cantet et Robin Campillo, en saisit avec grâce l’énigmatique résistance.
En mai dernier, Robin Campillo présentait en ouverture de la Quinzaine des Cinéastes Enzo, le dernier film pensé et écrit par le cinéaste français Laurent Cantet, disparu au printemps 2024. Compagnon artistique de longue date du réalisateur de Entre les murs, Palme d’or 2008, mais aussi Vers le Sud, L’Emploi du temps ou L’Atelier notamment, que les deux hommes avaient coécrits, Campillo a donc rejoint Cantet en cours d’écriture, sachant que la mise en scène du film lui incomberait probablement.
«Quand j’ai lu le projet alors que Laurent avait écrit 20 pages, explique Robin Campillo, j’ai d’emblée été très enthousiaste, et trouvé assez vertigineux le rapport entre la question du déclassement posée par le jeune homme, et son désir pour un collègue de chantier, le spectre de la guerre aussi. J’ai l’impression que ma jubilation était déjà une incarnation. En travaillant sur le scénario, il a fallu que je trouve ma place pour me projeter dans le film au point de pouvoir en faire la mise en scène. On a choisi ma directrice photo par exemple. A un moment, il me semble que le film a été parfaitement à mi-chemin entre nous. Je ne crois toujours pas que c’est mon film, mais je n’ai jamais senti que je faisais un film de commande. D’ailleurs je suis sûr que Laurent aurait fait un film très différent.»
Enzo est à la croisée de plusieurs interrogations qui traversent son protagoniste principal, qui lui-même questionne le monde, et le spectateur en passant, incarné avec une rare justesse par le jeune Eloy Pohu, dont c’est le premier rôle. «Pour moi, le film dresse un portrait de l’adolescence comme un moment politique, de remise en question du monde, non seulement pour l’adolescent lui-même, mais aussi pour son entourage. Ça parle d’un adolescent qui est comme une énigme, à l’image d’un sphinx.» Ce n’est pas qu’Enzo sait vers quoi et vers où il veut aller, c’est plutôt qu’il sait où se situe son refus d’un milieu sclérosé qui ne répond à aucune de ses attentes. Alors que ses parents attendent de lui qu’il s’engage dans un parcours universitaire qui lui assurerait un avenir professionnel conforme à leur statut social, Enzo se tourne très tôt vers un métier manuel.
Dans la première scène du film, on le retrouve sur un chantier de construction, au soleil, en train de monter (maladroitement) un mur. «Ce n’est pas tant une révolte qu’une résistance. Il a l’impression très claire de ne pas appartenir au même monde que ses proches. Et c’est vrai que la cellule familiale est l’une des constructions sociales les plus aléatoires pour les enfants. Enzo décide de s’arracher à sa famille, et à sa propre bourgeoisie pour se cogner au réel. Il a certainement peur de la dureté et de la vérité du travail, mais sa manière de résoudre sa peur, c’est de s’y confronter, de se jeter à l’eau. Si son père a raison de dire que c’est un petit-bourgeois qui se raconte des histoires, ça ne suffit pas à le résumer. Enzo résiste au parcours balisé que l’on voudrait lui assigner. Comme dirait Deleuze, il n’y a pas de pire labyrinthe qu’un labyrinthe en ligne droite. On se pose des questions aujourd’hui sur la santé mentale des adolescents, mais c’est en partie du fait de ce système qui ne correspond plus à leurs désirs, et crée une sorte de hiatus, quand dans le reste du monde c’est le chaos, les conflits, l’incertitude sur l’avenir. On leur lègue un monde dans une métamorphose radicale, avec des réponses du monde d’avant. Il y a quelque chose de très brutal. C’est une forme de contrat social malhonnête qu’on leur impose.»
Le refus d’Enzo passe aussi par la quête d’autres modèles. Sur le chantier, il rencontre Vlad, jeune Ukrainien en exil qui a fui la guerre, interprété par Maksym Slivinsky, comédien ukrainien dont c’est le premier rôle, et qui déploie une présence spectaculaire, rappelant Marlon Brando. Une intense relation se noue entre les deux, Enzo développant pour lui une forme d’amour qui tient autant de l’attirance que de l’admiration, où l’on a le sentiment qu’il aime Vlad autant qu’il aimerait être Vlad.
«Cette confusion entre le désir et l’identification, c’est quelque chose qui reste de l’enfance, quand plusieurs choses qui s’agrègent produisent du désir. Vlad représente le monde ouvrier: il est beau, il est l’étranger, la guerre, la fraternité, des choses aussi bien concrètes qu’abstraites, métaphysiques et sensuelles. Il fait rêver cet adolescent de 15 ans, pris dans un souffle romanesque, voire romantique. Quand je dis que l’adolescence est un moment politique, c’est aussi parce que je pense qu’il ne faudrait jamais renoncer à ce statut, c’est-à-dire ne pas se contenter d’être dans le monde auquel on appartient, conserver une forme de résistance face à la conformité.»
Finalement, Vlad figure un modèle de masculinité que l’adolescent ne trouve pas chez lui. «Son désir pour Vlad, c’est aussi un désir pour le chantier, ce lieu écrasé de lumière, cette fraternité, et une masculinité plus classique. Ça vire presque au masculinisme d’ailleurs, cette fascination pour la guerre, la virilité. Ce qui nous a beaucoup intéressés aussi, c’est que Vlad se retrouve dans un rôle paternel plus juste que le propre père d’Enzo. Face au désir d’Enzo, il dit « non » sans se mettre en colère, mais en posant des limites très simples, qu’il exprime en douceur. On comprend qu’il est touché par le désir de ce gamin, et que cela le valorise, sans qu’il sache vraiment quoi en faire. On aimait beaucoup ces ambiguïtés avec Laurent.»
Par sa mise en scène, extrêmement sensible et sensorielle, le film épouse la découverte d’Enzo. «Je pense qu’il confond un peu la sensorialité et la sensualité, la perception brute des sens et le plaisir que cela peut parfois procurer. Tout se mélange. Il n’y a pas d’un côté les rapports de classe, la peur de la guerre, et de l’autre le désir. Tout ça est fondu dans une même matière, une même substance. Le cinéma gagne selon moi à mettre en scène ces sensations. Cela empêche la fiction de s’enfermer dans quelque chose de mental ou de trop rhétorique. Si on peut sentir la chaleur, le vent, les odeurs, cela crée quelque chose de plus profond.»
Enzo
Drame de Laurent Cantet et Robin Campillo. Avec Eloy Pohu et Maksym Slivinsky. 1h42
Sortie le 02/07
La cote de Focus: 4,5/5
Comment trouver sa place dans le monde quand on n’a pas plus aucune certitudes et que le chaos progresse? Enzo, fils de bourgeois, ne se sent même plus protégé par une classe sociale dominante qu’il rejette tout en ayant conscience d’en profiter. Adolescent à l’opacité troublante, il sait ce qu’il ne veut pas, en attendant de savoir ce qu’il veut. Sous le soleil écrasant du Sud, et derrière la transparence feinte de la villa d’architecte tout en verre de ses parents, il étouffe. Il a besoin de sentir, et de construire (ou déconstruire). Le sens, c’est sur les chantiers qu’il espère le trouver, en construisant des murs qui résisteront au temps, et en se rapprochant de Vlad, ouvrier urkrainien, qu’il se prend à aimer autant qu’il l’envie. Ce drame aussi politique que sensoriel et sensuel livre une réflexion fascinante sur l’adolescence comme force de résistance.