Entretien avec Florian Zeller, pour l’adaptation de sa pièce où brille un impérial Anthony Hopkins
Après l’avoir créée dans une quarantaine de pays, Florian Zeller adapte sa pièce Le Père au cinéma. Magistral, Anthony Hopkins y campe The Father, un octogénaire confronté aux ravages de l’âge, dont le film, immersif, donne à partager la confusion.
Prix Interallié à 25 ans pour La Fascination du pire, le troisième de ses cinq romans, plébiscité à travers le monde pour son oeuvre théâtrale – The Guardian voit en lui « l’auteur de théâtre le plus passionnant de notre époque », pas moins -, Oscar du meilleur scénario adapté il y a quelques semaines pour The Father, d’après sa pièce Le Père: le parcours de Florian Zeller ressemble à une succession in- interrompue de succès. Critiques comme public d’ailleurs, qui font de lui l’auteur français vivant le plus joué au monde. Pas le genre à prendre le melon pour autant, ni le moins du monde blasé. Démonstration le temps d’un entretien à la faveur de la sortie sur nos écrans de The Father (lire la critique) – sans conteste l’un des films à voir en cette rentrée cinéma décalée. Zeller s’y immisce dans l’esprit en proie à la plus grande confusion d’un homme rattrapé par la vieillesse – Anthony Hopkins, impérial dans un registre qu’on ne lui connaissait guère. Un octogénaire que sa fille – Olivia Colman, non moins remarquable – tente d’accompagner alors que, inexorablement, il perd pied, la réalité n’en finissant plus de se dérober.
Labyrinthe émotionnel
A l’origine du film, une pièce, Le Père, créée en 2012 à Paris par Robert Hirsch, et jouée depuis dans une quarantaine de pays, à celles de Londres et New York ayant succédé les scènes d’ Afrique du Sud, d’ Argentine, de Corée, de Lettonie, du Japon ou d’Uruguay, et l’on en passe, avec une réception unanimement élogieuse. Manière de signifier que le dramaturge avait touché là à une matière tant universelle que sensible. « Il y a quelque chose qui demeure, de toute façon, inexplicable, comment se créent un désir et une rencontre, soupèse-t-il. Quand j’ai écrit la pièce il y a dix ans, je ne savais pas du tout si le public allait être disponible pour ce labyrinthe un peu émotionnel. Autour de moi, les gens étaient un peu nerveux à cause du sujet, et on n’a pas créé la pièce en pensant tenir un succès. Ce que j’ai joué moi, c’était peut-être une réappropriation de mon expérience personnelle: j’ai été élevé par ma grand-mère, qui a commencé à souffrir de ce que l’on appelle la démence sénile quand j’avais 15 ans. Je connaissais un peu le processus douloureux de la dégénérescence, et aussi, un peu, l’expérience de celui qui se tient à côté et accompagne l’autre. Et qui, soudain, se découvre d’une haute impuissance, en détectant que l’on peut aimer quelqu’un, et que l’amour ne suffit pas. En écrivant, je sentais que c’était une façon de réexplorer ces émotions contradictoires, tout en étant conscient, évidemment, que tout le monde est concerné par ce sujet-là. »
De l’ampleur et de la force de la réaction du public, il se dit toutefois étonné. Emu, également, observant encore combien, où qu’elle ait été donnée, la pièce a engendré une vibration semblable: « Les gens nous attendaient après les représentations avec un désir, très évident, non pas de nous dire bravo, mais de raconter et de partager leur propre histoire, de continuer un dialogue. Il y avait quelque chose de cathartique, qui s’est reproduit dans tous les pays. »
Que chacun soit concerné par la question de la fin de vie n’y est bien sûr pas étranger. Et cela, même si ou peut-être d’autant plus que, s’agissant de la société occidentale, c’est bien souvent une question taboue. « C’est une question taboue, approuve Florian Zeller, mais aussi une question difficile, au sens où il n’y a pas de réponse évidente à une situation. C’est pour cela que le cinéma a un espace à explorer, parce que le cinéma n’est pas un endroit où l’on donne des réponses, mais où on pose des questions, et on les pose quelque part en commun. »
Le cinéma a cette possibilité de nous ouvrir le coeur, d’augmenter notre capacité d’empathie.
De la scène à l’écran, il n’y aura donc bientôt qu’un pas, franchi avec d’autant plus de facilité que l’auteur est convaincu que le cinéma est le médium qui permettra à son texte de prendre sa pleine dimension. Et d’expliquer: « Il existe un certain nombre de films sur le sujet, qui peuvent d’ailleurs être très émouvants, mais qui le regardent toujours de la même façon, à savoir de l’extérieur: on voit un homme ou une femme en prise avec le déclin, et on sait où l’on va. Je souhaitais faire radicalement l’inverse: raconter une histoire de l’intérieur, comme si nous-mêmes, membres de public, nous trouvions projetés dans un labyrinthe de questionnements, de doutes, d’incertitudes, et qu’on en venait à perdre nos repères. Il ne s’agissait pas seulement de raconter une histoire et de mettre en lumière un sujet peut-être un peu tabou, mais de proposer une expérience de l’intérieur, l’expérience de ce que cela pourrait vouloir dire de perdre soi-même tous ses repères, y compris en tant que spectateur. De telle sorte que l’on puisse avoir une expérience intime et intériorisée de cette trajectoire désorientée. La beauté du cinéma, c’est précisément de pouvoir vivre des vies qui ne sont pas les nôtres, mais aussi de pouvoir avoir des expériences qui ne sont pas les nôtres et le deviennent. Le cinéma a cette possibilité de nous ouvrir le coeur, d’augmenter notre capacité d’empathie. »
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Consolation de l’intime
Le cinéma, c’est un désir déjà ancien pour Zeller, qui signait, en 2008, le court métrage Nos Dernières Frivolités, avec Sara Forestier et Aurélien Wiik. The Father lui offre donc aujourd’hui l’occasion de voir les choses en grand. Et il ne se fait faute d’en exploiter les possibilités en matière de cadre, de montage ou de travail sur le décor, pour proposer une expérience immersive à même de déstabiliser et de happer le spectateur dans un espace mental. Loin, en tout état de cause, du théâtre filmé auquel donnent trop souvent lieu les tentatives de transposition.
S’il a opté pour une adaptation en anglais – écrite avec le concours de Christopher Hampton, scénariste oscarisé des Liaisons dangereuses, de Stephen Frears, parmi d’autres -, il y a une raison à cela, et elle a un nom: Anthony Hopkins. « En commençant à rêver le film, c’est vraiment son visage qui s’est imposé à moi. Cela tenait d’abord au fait que je considère subjectivement que c’est un des plus grands, sinon le plus grand acteur vivant. Mais aussi au fait que je sentais que, pour ce rôle-là, Anthony Hopkins serait d’une puissance particulière. Il est dans mon esprit, mais aussi, je pense, dans l’esprit collectif, une sorte de légende. Il me semblait que plus on partait d’une certaine altitude dans notre imaginaire collectif, plus cette chute serait déstabilisante et émouvante, tout en faisant écho à ce que les familles expérimentent dans leur intimité. »
Une intuition qui se vérifie à l’écran, le comédien gallois se risquant en terrain inconnu, pour explorer des zones de vulnérabilité et de fragilité extrêmes, le fait que le personnage ait été rebaptisé Anthony pour le film (André dans la pièce) ayant entretenu une confusion volontaire entre la fiction et le réel. L’acteur se révèle tout simplement prodigieux, sa composition lui ayant valu un second Oscar, trente ans après celui du Silence des agneaux.
Une magie propre au cinéma, c’est justement la conjonction de l’intime et de l’universel, quelque chose d’assez miraculeux, en partie parce que cela ne s’explique pas totalement.
A sa suite, le film opère un glissement vers l’intime, comme pour mieux tendre à l’universel. « Une magie propre au cinéma, c’est justement la conjonction de l’intime et de l’universel, quelque chose d’assez miraculeux, en partie parce que cela ne s’explique pas totalement, observe Florian Zeller. Dans ces derniers mois où l’on n’a pas pu vivre d’expérience collective les uns avec les autres, personnellement, cela m’a rendu encore plus claire la nature de ce qu’est l’expérience du cinéma. Ce moment où, précisément, on partage un espace, un lieu et un temps avec des gens que l’on ne connaît pas, qui sont des étrangers pour nous. Soudain, on partage une expérience émotionnelle, on rit, on pleure, une émotion qui nous est commune circule, et on réalise que ceux que l’on tenait pour des étrangers, trois rangs derrière nous ou deux rangs sur le côté, ne le sont pas, et ne l’ont jamais été. Et que l’art, et le cinéma en particulier, constituent la meilleure démonstration que ce mot, étranger, ne veut rien dire. Cela nous renvoie à cette idée simple et pourtant très physique et bouleversante qu’on n’est pas juste des individus, mais qu’on appartient à quelque chose de plus large que soi-même qui est l’humanité, l’humanité douloureuse. Le cinéma est l’art qui, par définition, a ce pouvoir de nous renvoyer à l’idée du collectif, cette idée qu’on appartient à un ensemble plus vaste qui, quelque part, nous permet de déposer nos douleurs individuelles. Quand on traverse des événements difficiles dans notre vie, on a toujours l’impression d’être un peu seul avec nos problèmes. Se souvenir que ce n’est pas le cas, qu’on est tous sur ce même bateau un peu tanguant et en dérive de l’humanité, apporte quelque chose de l’ordre de la belle et réelle consolation. C’est aussi, sans forcément le conscientiser, ce que l’on vient chercher en allant au cinéma, cette douce consolation de l’intime à travers l’expérience collective. »
Se souvenir qu’on est tous sur ce même bateau un peu tanguant et en dérive de l’humanité apporte quelque chose de l’ordre de la belle et réelle consolation.
1979 Naissance à Paris, le 28 juin.
2002 Publie son premier roman, Neiges artificielles. Obtient, deux ans plus tard, le prix Interallié pour La Fascination du pire.
2004 Entame sa carrière théâtrale avec L’Autre.
2012 Le Père est créé pour Robert Hirsch à Paris. La pièce remportera trois Molière et sera montrée dans plus de quarante pays.
2021 The Father, qu’il écrit et réalise d’après sa pièce Le Père, remporte deux Oscars: meilleur scénario adapté, et meilleur acteur pour Anthony Hopkins.
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