Critique | Cinéma

Darren Aronofsky, en toute honnêteté

3,5 / 5
Brendan Fraser, méconnaissable et bouleversant: "Je suis tombé sur lui dans la bande-annonce d’un film brésilien à petit budget." © National
3,5 / 5

Titre - The Whale

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Darren Aronofsky

Casting - Brendan Fraser, Sadie Sink, Hong Chau

Sortie - En salles le 7 mars 2023

Durée - 1h57

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec The Whale, Darren Aronofsky signe un film fascinant, une œuvre malaisante dominée par la performance hors norme de Brendan Fraser, mais vibrant plus encore d’une humanité profonde. Rencontre avec un auteur n’aimant pas filmer en rond.

Entamé il y a tout juste 25 ans avec Pi, le parcours de Darren Aronofsky l’a posé depuis en électron libre du cinéma américain, le réalisateur de Requiem for a Dream et autre Black Swan semblant n’aimer rien tant que de bousculer le spectateur, en plus de ses comédien(ne)s. Mais si son œuvre est assurément clivante -voir la réception pour le moins contrastée qu’ont connue The Fountain ou Mother!-, elle est aussi éminemment singulière, en ayant fait l’un des cinéastes les plus passionnants de sa génération. Démonstration avec The Whale, son huitième long métrage, qui raconte l’histoire de Charlie, un homme reclus souffrant d’obésité morbide -Brendan Fraser, phénoménal-, tentant de renouer le lien avec Ellie, sa fille adolescente -l’excellente Sadie Sink, révélée par la série Stranger Things. Fidèle à ses principes, le réalisateur new-yorkais ne s’y embarrasse guère de demi-mesures. Mais si le film est assurément malaisant, c’est peut-être aussi, sous la surface, l’œuvre la plus intensément émouvante de son auteur. Un Aronofsky que l’on retrouvait en janvier dernier en marge du festival de Rotterdam.

Qu’est-ce qui vous a parlé dans la pièce de Samuel D. Hunter dont est tiré le film?

La pièce commence pratiquement comme le film, et l’on y découvre des personnages auxquels on pense qu’on ne pourra jamais s’identifier. Pourtant, à la fin, j’avais le cœur brisé, comme tout le monde dans l’assistance. Et ça, pour moi, c’est une formule parfaite pour que quelque chose puisse fonctionner au cinéma, parce que c’est ce que les films peuvent faire de mieux. Prenons les frères Dardenne: on rencontre dans leurs films des personnages que l’on ne s’attendrait ni à aimer ni à comprendre, mais ils vous plongent tellement en profondeur dans leurs expériences que vous en sortez émotionnellement dévasté. En tant que cinéaste, j’essaie toujours de trouver le moyen d’emmener les spectateurs dans des voyages en compagnie de personnages auxquels ils ne s’attendent pas.

Ellie (Sadie Sink): le ressentiment à fleur de peau.
Ellie (Sadie Sink): le ressentiment à fleur de peau. © National

Dans quelle mesure considérez-vous que la dissertation qu’écrit Ellie sur Moby Dick, d’Herman Melville, où elle dit en substance que la description de la baleine n’est là que comme un écran pour masquer le sens profond de l’œuvre, fonctionne comme un modèle pour le film?

C’est amusant que vous le mentionniez. J’ai eu cette même idée la dernière fois que j’ai vu le film, lors de sa première new-yorkaise, je ne l’avais pas eue auparavant. Ce n’est qu’après l’avoir vu quelques fois que je me suis demandé si la manière dont elle parle de la baleine et de la façon dont elle permet d’oublier la douleur de l’histoire elle-même, ne valait pas, à un certain niveau pour la pièce également. Ce que m’a confirmé Sam Hunter.

C’est un choix audacieux: le film débute sous forme de choc, et il faut surmonter ce choc initial pour pouvoir le ressentir en profondeur, et partager les émotions des personnages. N’avez-vous pas craint de perdre des spectateurs aussitôt le film commencé?

Je suis convaincu que certaines personnes ne pourront pas se remettre de la scène initiale, mais je pense que la plupart de ceux qui passent du temps avec ces personnages y arriveront. C’est la raison pour laquelle il était hors de question à mes yeux de faire ce film pour une plateforme de streaming, parce que beaucoup de gens, face à ce choc, auraient risqué de dire simplement: “Ce n’est pas pour moi”. Alors que, après cinq minutes, quand on rencontre Liz (l’épatante Hong Chau, NDLR), qu’on la voit s’occuper de Charlie et qu’on découvre leur relation, on commence à envisager Charlie comme un homme, et cela ne fait ensuite que s’amplifier. Je pense qu’il était important pour Sam d’écrire cette scène au tout début, pour le montrer, peut-être pas dans les endroits les plus sombres, mais en tout cas les plus honnêtes où peut se nicher notre humanité. Certaines personnes peuvent considérer ces endroits comme particulièrement laids et très difficiles à regarder, mais ils sont bien réels.

Vous pensiez déjà adapter cette pièce il y a dix ans. Qu’est-ce qui a rendu le processus aussi long?

Le casting. Je ne pouvais tout simplement pas m’imaginer quelqu’un pour jouer Charlie, et il n’y avait aucune raison de faire ce film sans un Charlie qui m’inspire, qui ait du sens. Ce n’est que quand l’idée de Brendan Fraser a germé que je me suis dit que ce serait intéressant. Personne n’y avait pensé, mais j’ai trouvé cette perspective excitante, et je me suis jeté à l’eau.

Comment en êtes-vous venu à penser à Brendan Fraser?

Je suis tombé sur lui dans la bande-annonce d’un film brésilien à petit budget, et mon esprit a commencé à percoler. Il avait pris du poids à l’époque, mais avait été une star immense à un moment donné, et j’étais pratiquement certain que ce charisme n’avait pas disparu. J’ai donc décidé de le contacter pour le rencontrer.

Vous n’en êtes pas à votre coup d’essai: vous aviez déjà relancé la carrière de Mickey Rourke avec The Wrestler…

Pour être tout à fait clair, il n’y a pas eu de calcul. Je ne savais pas à quel point il pouvait subsister de l’amour et de la nostalgie pour Brendan, alors que j’en étais tout à fait conscient pour Mickey, parce que c’était aussi ce que j’éprouvais. J’avais été un très grand fan quand j’étais gamin, puis j’avais rencontré les meilleurs acteurs de sa génération et de la suivante au fil des ans, et tous me disaient qu’il était le meilleur acteur de tous les temps, ce genre de superlatifs. Il était donc évident qu’il subsistait quelque chose de cet ordre. Alors que dans le cas de Brendan, j’ai été fort surpris de voir l’excitation que générait son retour.

Si l’on considère votre filmographie dans son ensemble, il semble évident que vous aimez bousculer vos comédiens, que ce soit Ellen Burstyn dans Requiem for a Dream, Mickey Rourke dans The Wrestler, Natalie Portman dans Black Swan, Jennifer Lawrence dans Mother! ou, aujourd’hui, Brendan Fraser qui apparaît sous les traits d’un homme de 270 kilos dans The Whale. Qu’en attendez-vous?

Je n’ai jamais forcé un acteur. Je suis attiré par des rôles qui se trouvent être des personnages passant par un parcours incroyable. La question est donc de trouver des acteurs qui soient prêts à le faire. La plupart, quand ils débutent dans le métier, ne demandent rien d’autre: ils veulent pouvoir hurler, gueuler sur un toit, pleurer de douleur, aimer plus qu’ils ne l’ont jamais fait. Mais dans la plupart des rôles, ils n’en ont la possibilité qu’un moment, alors que ceux que je leur propose recèlent de nombreux défis différents, des émotions et de l’intensité; il faut donc trouver des comédiens qui soient au stade de leur carrière où ils sont disposés à les jouer. Mais je ne les pousse jamais: parfois, je leur tends la main pour les amener sur le rebord quand ils sont prêts à y aller, mais ils sont toujours partants.

Ils le font intentionnellement, bien sûr, mais cela doit être éprouvant. On imagine, par exemple, que Natalie Portman devait être éreintée à la fin de Black Swan…

C’est clair (rires), et cela vaut pour la plupart d’entre eux. À la fin, nous sommes tous épuisés. En général, je tombe malade, et je dors pendant deux semaines, parce que j’essaie de mettre tout ce que je peux à l’écran, et de rester éveillé, concentré, à un niveau d’intensité qui ne retombe jamais, c’est donc exténuant. Mais j’ai l’impression que certains acteurs sont capables d’aller de l’avant. Ellen Burstyn, par exemple, dont je n’ai pas le sentiment qu’elle était épuisée à la fin de Requiem for a Dream. C’est une telle professionnelle qu’elle pouvait tout créer émotionnellement, puis rentrer chez elle d’excellente humeur, pas le moins du monde fatiguée, mais bien énergisée. C’est plus compliqué pour les jeunes comédiens, c’est vrai, qui ont plus de difficultés à trouver le tempo, et j’essaie donc de leur apprendre un peu comment rester relax quand ils ne travaillent pas, et de n’utiliser leur énergie que quand c’est vraiment nécessaire.

Darren Aronofsky
Darren Aronofsky © Getty images

On peut voir The Whale comme un manifeste pour l’empathie. C’est aussi un film qui invite à aller au-delà des apparences en jouant de nos préjugés -la grossophobie, notamment, comme dans la scène où le livreur de pizzas est confronté à l’obésité de Charlie…

Cette scène est là pour nous rappeler notre réaction face à la scène d’ouverture. On l’a oubliée, parce que nous venons de passer une heure et demie à apprécier Charlie, et quand on voit ce livreur, on se dit: “Comment ose-t-il?” Mais il nous rappelle que nous sommes aussi coupables que lui: pendant les 15 ou 20 premières minutes, la plupart des gens sont dégoûtés, rebutés, et beaucoup continuent à le trouver dégoûtant encore après le film. Il y a quelque chose, physiquement, qui ne disparaît pas, mais quand on réalise qu’il y a un humain tellement profond en-dessous, c’est évidemment digne d’amour et de respect.

The Whale met aussi en scène un personnage d’évangélisateur, Thomas, que joue Ty Simpkins. Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à une tension entre la religion et le monde réel dans vos films. C’était bien sûr le cas de Noah, mais aussi de The Fountain ou encore de Mother!. Il est assez évident que c’est là un thème qui vous passionne…

Oui. J’ai surtout utilisé les récits bibliques en tant que mythologies dans mes films antérieurs. Je les ai utilisés comme mythologie dans The Fountain et Noah, et comme structure et mythologie dans Mother!. Ces histoires religieuses m’intéressent surtout en tant que mythes. Ce que j’entends par là, c’est que plutôt que de se disputer pour savoir s’il s’agit d’événements historiques, ou à qui ils appartiennent, je trouve que ces récits gagneraient en force si on les considérait comme des mythes. Si nous pouvions faire de nos récits religieux l’équivalent des mythes grecs, de sorte que si l’on mentionnait Noé, ce serait du même ordre que mentionner Icare, ils auraient une puissance accrue, parce qu’au lieu de nous battre à leur propos, nous pourrions nous servir de ces récits et de leur morale pour faire face au fait de créer notre monde. Si ces histoires ont tant de sens pour nous, c’est parce qu’elles sont incroyables et regorgent de grandes idées. Mais nous perdons trop de temps à nous déchirer autour de leur signification ou de leur exactitude. En fait, je pense que The Whale est le premier film où je traite vraiment de religion. Il s’agit de gens qui croient sincèrement, et cela vient de Sam Hunter, et de son histoire personnelle: il a grandi au sein d’une congrégation voisine de celle de New Life dans le film, et a rencontré de nombreux défis se posant à Charlie au sein de cette communauté. Il y a donc une connexion, mais peut-être pas aussi évidente qu’elle n’en a l’air, parce que je n’avais jamais vraiment envisagé la religion pour le sens, mais plus comme un moyen de raconter des histoires et de m’aider à les structurer.

Voilà 25 ans que vous évoluez dans l’industrie du cinéma. Vous semble-t-il plus difficile de faire des films personnels et audacieux dans le paysage cinématographique d’aujourd’hui?

Je ne suis pas sûr que cela ait tellement changé: cela a toujours été difficile, et cela le reste. Je me vois plutôt comme un cinéaste européen, à qui il arrive de temps en temps de faire un plus gros film, avec des moyens plus conséquents. Mais pour l’essentiel, cela reste des projets indépendants, et je ne pense pas que la situation ait tellement changé: il y a toujours de l’intérêt pour faire ces films, même s’il est plus difficile désormais de les tourner pour le cinéma, ils sont de plus en plus souvent destinés au streaming. Mais on essaie.

Votre filmographie ne laisse guère de place à la demi-mesure ou au compromis. D’où cela vous vient-il?

J’imagine que c’est un travail tellement difficile que le faire n’aurait pas de sens si je n’y croyais pas vraiment. Pour diverses raisons, mon goût m’oriente toujours vers des choses qui ne sont pas des demi-mesures, pour reprendre votre expression. Mais je dirais que The Whale n’a pas été si difficile à faire. Il y avait l’aspect technique, et le maquillage était très compliqué, voilà pour les défis principaux, le tout étant de rendre cela excitant. Mais au bout du compte, il n’y a pas eu de pression considérable. Par beaucoup d’aspects, j’aurais pu considérer que j’étais dans la demi-mesure, mais par d’autres, ce film alimente les conversations depuis tellement longtemps, des gens en parlent ou veulent aller de voir, qu’on ne peut en définitive jamais anticiper ce qui aura un impact ou non.

Charlie enseigne à ses étudiants que l’écriture est question d’honnêteté…

Cela vaut pour le cinéma également. La seule façon que je connaisse de mettre en scène, c’est de prendre instant par instant, et de s’assurer que chacun d’entre eux ait l’air vrai, ce qui est une certaine forme d’honnêteté. C’est aussi être honnête avec soi-même: nous avons abattu tout ce boulot pour en arriver là, mais est-ce pour autant valable? Il y a là une part de vérité. Et j’ai l’intime conviction que l’art, le plus souvent, provient d’un endroit honnête, un endroit très personnel qui est révélateur, avec l’honnêteté que cela suppose.

The Whale

L’appartement est sombre -une grotte pour ainsi dire, au milieu de laquelle trône un divan avec, enfoncé dans ses coussins, un homme, énorme, faisant corps informe avec lui. Cet homme, c’est Charlie (Brendan Fraser), prof d’anglais souffrant d’obésité sévère et vivant en reclus quelque part en Idaho, prodiguant par Zoom son enseignement à des étudiants ne connaissant de lui que le son de sa voix; se gavant des pizzas que lui apporte un livreur à qui il a pris soin de laisser un billet de 20 dollars dans la boîte aux lettres; comptant sur la dévouée Liz (Hong Chau) pour veiller sur lui, à défaut de réussir à le ramener à la raison, et à se faire hospitaliser -“Je n’ai pas d’assurance”, lui répète-t-il, pour fin de non-recevoir. Un quotidien morne à l’issue tragique prévisible, si ne débarquait un jour Ellie (Sadie Sink), sa fille, délaissée avec sa femme des années auparavant pour aller vivre avec son compagnon, et venue lui réclamer des comptes, le ressentiment à fleur de peau. Une adolescente avec qui il va tenter de recréer un lien, une dissertation sur Moby Dick leur tenant lieu de possible relais…

Au-delà des apparences

Darren Aronofsky n’est pas précisément réputé pour faire dans la dentelle. À cet égard, The Whale ne rompt pas radicalement avec la tradition de The Wrestler, Noah ou autre Mother!, le réalisateur semblant vouloir privilégier un passage en force, la présence massive de Brendan Fraser ne manquant d’ailleurs pas de déstabiliser le spectateur dans un premier temps. En l’espèce, il convient toutefois de se défier des apparences -ce que suggère d’ailleurs la lecture proposée de Moby Dick-, et d’aller plus loin que les prothèses, effets spéciaux et autres couches de maquillage ayant présidé à la stupéfiante métamorphose du comédien, pour accéder à l’essentiel. Et apprécier combien, creusant cette relation père-fille, tout en sondant l’histoire des uns et des autres, celle d’un homme consumé par le deuil en particulier, le film impressionne tant par la justesse que par la profondeur de son propos.

Une qualité à laquelle n’est bien sûr pas étrangère la performance de Brendan Fraser qui, dans un rôle complexe, déploie une palette d’émotions et une finesse de jeu qu’on ne lui soupçonnait pas. Ou plus, The Whale consacrant le grand retour de l’acteur de The Mummy et Gods and Monsters, d’ailleurs nommé aux Oscars au même titre que sa partenaire, l’impeccable Hong Chau. Aronofsky n’en est pas à son coup d’essai, lui qui avait déjà contribué à la réhabilitation (malheureusement éphémère) de Mickey Rourke avec The Wrestler. Directeur d’acteur·rice·s hors pair, le réalisateur de Requiem for a Dream confirme par ailleurs être un virtuose de la caméra, tirant le meilleur parti du dispositif en huis clos qu’imposait la pièce de Samuel D. Hunter dont est tirée le film. Mais surtout, il y ajoute une densité et une vérité humaines qui achèvent de faire de The Whale mieux qu’un film monstre, une expérience de cinéma bouleversante.

De Darren Aronofsky. Avec Brendan Fraser, Sadie Sink, Hong Chau. 1 h 57. Sortie: 08/03. 7

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content