Dans Les Fantômes, Jonathan Millet raconte comment le désir de vengeance naît en exil
Les Fantômes ne sont pas nés de l’esprit de Jonathan Millet. C’est sur des témoignages d’exilés syriens qu’il a construit son thriller d’espionnage. Des exilés confrontés à leurs bourreaux dans les villes européennes. « L’impunité totale leur pèse.«
À la base, l’idée était de tourner un documentaire sur la façon dont les réfugiés de guerre géraient le traumatisme qu’ils ont subi ainsi que leur exil. Mais, après bien des années de recherche, Jonathan Millet a jugé plus utile de réaliser un film d’espionnage, Les Fantômes (lire la critique ici), qui a fait l’ouverture de la Semaine de la Critique en mai à Cannes. Le film avait alors été salué par la presse française.
« Au départ, tout s’est déroulé comme prévu, raconte Jonathan Millet. J’ai rencontré de nombreux Syriens qui avaient fui la guerre. Leurs histoires tragiques m’ont profondément touché. Mais je ne savais absolument pas où placer ma caméra ni comment tirer un documentaire de toute cette matière. » Coincé dans une impasse créative, il apprend alors qu’un réseau clandestin de Syriens en Europe recherchait activement des criminels de guerre et des bourreaux. « Je me suis lancé dans cette histoire comme un journaliste aurait pu le faire. Pendant près d’un an et demi, j’ai enquêté, collecté des données, vérifié des faits et, surtout, je n’ai pas arrêté de parler aux gens. Car il faut gagner la confiance d’une personne pour qu’elle accepte de témoigner sur ces prisons atroces, la torture subie ou la perte d’êtres chers.«
Jonathan Millet est ainsi entré en contact avec des membres de cellules syriennes qui traquent activement les criminels de guerre en Europe. « En 2015 et 2016, l’idée était encore tenace que la communauté internationale ne ferait jamais rien pour les Syriens de peur de brusquer la Russie et la Chine. On sentait que tous les criminels de guerre, les bourreaux du régime syrien, et même les hommes de l’état islamique allaient être libérés. Certains d’entre eux se construisent d’ailleurs une nouvelle vie tranquille dans des villes européennes. Cette impunité totale dépassait largement les bornes pour de nombreux Syriens. » Millet demande un peu de compréhension à leur égard. « Ces gens ont tout perdu. Ils ont subi ce qu’il y a de pire. Et, ici en Europe, ils voient tous ces criminels qui les ont torturés ou qui ont tué des proches faire tranquillement carrière et fonder une famille sans être dérangés. Pour pouvoir encore faire quelque chose, certains se sont donc regroupés en cellules.«
Des cellules clandestines qui ont d’abord collecté des preuves de tortures graves et à grande échelle à l’instigation du régime du président Bachar el-Assad. Par la suite, certains ont également commencé à rassembler des preuves contre des individus qui avaient pratiqué la torture pour le régime d’el-Assad et se terraient aujourd’hui en Europe. Jonathan Millet a donc jugé préférable de privilégier une fiction plutôt qu’un documentaire de dix heures afin de mieux évoquer toutes ces histoires. « J’ai condensé et traité toutes les informations dans un film sensible. En racontant tout du point de vue d’une personne, en plongeant dans ses pensées, ses peurs et ses incertitudes, on immerge complètement le spectateur dans le film tout en laissant de la place au doute.«
Une fiction très réaliste
Coproduction belge, Les Fantômes se glisse ainsi dans la tête d’un jeune Syrien qui, à la demande d’une cellule secrète, traque les pires criminels de guerre dans les villes européennes et les centres de réfugiés. À Strasbourg, il croit reconnaître en un ambitieux étudiant en chimie l’homme qui l’a torturé, lui et tant d’autres, dans la tristement célèbre prison de Saydnaya. Et pourtant, il n’a jamais vu le visage de son tortionnaire. Mais comment en être sûr et aller au-délà des profonds traumatismes et des volontés de vengeance? Comment faire de cette intuition une preuve?
« Il y a beaucoup de vrai dans Les Fantômes. J’ai notamment été impressionné par le témoignage d’un exilé qui s’est soudainement retrouvé aux côtés de son bourreau dans un grand magasin à Berlin. Plus pénible encore, j’ai trouvé un Syrien qui m’a dit n’avoir jamais vu le visage de son tortionnaire, mais qui était pourtant à peu près sûr de l’avoir repéré en Europe. Il l’avait reconnu à sa façon de marcher. Quand j’ai entendu cela, j’ai su que j’avais trouvé mon film« .
Le personnage du bourreau présumé dépeint dans Les Fantômes est basé également sur une personne qui existe vraiment. « Un chimiste se construisait une nouvelle vie en Allemagne. Son but était de ne plus jamais parler arabe et de ne plus penser à ce qu’il avait fait en Syrie. Je ne sais pas s’il fait des cauchemars tous les jours ou non. Mais un tel individu est un personnage fort au cinéma. Après tout, je ne veux pas d’un film où tout est blanc ou noir. Cela n’a aucun sens. Il faut qu’il y ait une ambiguïté.«
Jonathan Millet a délibérément choisi un titre au pluriel. « Les Fantômes parle explicitement d’une personne en particulier, mais ce pluriel suggère qu’il y en a beaucoup d’autres comme lui. Et ce titre fait également référence à cet état entre la vie et la mort. C’est aussi ce que ressentent certains réfugiés. D’ailleurs, nous, Européens, avons tendance à les traiter comme tels, comme des fantômes. Nous vivons dans le même espace, nous sommes assis dans le même tram ou le même bus, mais nous ne les regardons pas. Nous ne leur demandons pas leur nom, et encore moins leur traumatisme. Ils habitent à côté de chez nous mais nous ne leur parlons jamais. » Millet a voulu mettre fin à cette invisibilité.
Jonathan Millet – bio express
• Après des études de philosophie, ce Français de 39 ans s’est spécialisé dans le tournage et la photographie de régions reculées.
• Après des années de voyages à travers le monde, il s’est lancé avec succès dans la réalisation de documentaires tels que Ceuta, douce prison ou Dernières nouvelles des étoiles en Antarctique.
• Les Fantômes, son premier long métrage de fiction, a été le film d’ouverture de la Semaine de la critique à Cannes.
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