Dans le film The Damned, Roberto Minervini explore l’autre face de la guerre de Sécession: «Les vrais traumatismes mijotent en silence»

Dans The Damned, Roberto Minervini filment des soldats de l’Union en errance loin du front.
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Dans The Damned, le réalisateur italien installé aux Etats-Unis Roberto Minervini s’enfonce bien au-delà de la ligne de front de la guerre de Sécession. Et démontre comment, en tant qu’outsider, on peut mieux comprendre l’Amérique que les Américains eux-mêmes.



Depuis 25 ans, Roberto Minervini, Italien arrivé en 2001 d’Ancona à New York, braque sa caméra docu-réaliste sur les figures marginales de son pays d’adoption. Dans Stop the Pounding Heart (Le Cœur battant, 2013), il s’intéressait à de jeunes Texans ultrareligieux tiraillés entre identité et désir. Dans The Other Side (2015), il plongeait dans le quotidien de junkies et de membres de milices en Louisiane. Son dernier film, The Damned, s’inscrit dans la même lignée, en explorant pour la première fois le passé de l’Amérique.
Le film –présenté l’an dernier à Cannes dans la section Un Certain Regard, où Minervini a été sacré meilleur réalisateur– suit, en 1862, un groupe de soldats de l’Union traînant sans but dans les plaines du Montana, loin du front.

Minervini propose ici un antifilm de guerre minimaliste, à l’os, une errance existentielle dans un paysage vide et glacé, où la camaraderie est le seul repère. «Je ne veux pas construire un mythe ou créer un héros. Je veux montrer ce que la guerre fait ressentir: une lenteur sans catharsis», dit-il à propos de son premier film en costumes, qui apparaît comme une extension naturelle de son œuvre, toujours centrée sur les communautés oubliées et la psyché américaine. »Les gens pensent que l’Histoire est grandiose et épique, mais c’est souvent juste une suite de moments banals et douloureux.»

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Pourquoi vous opposez-vous au spectacle de la guerre au cinéma?


Roberto Minervini: Parce que les films de guerre sont des armes politiques. Plus on met en scène les combats de manière stylisée et héroïque, plus on les normalise. Les Romains prenaient plaisir aux combats de gladiateurs, nous, on prend plaisir à des batailles épiques sur écran. C’est problématique. Dans The Damned, je montre la guerre comme quelque chose de chaotique et d’abrupt. La mort n’est pas un climax, mais un bruit de fond.

Existe-t-il de «bons» spectacles de guerre?


Roberto Minervini: Très peu. Même des films brillants comme The Deer Hunter se terminent souvent par l’autodestruction ou la folie, comme si c’étaient les seules issues possibles pour quelqu’un qui revient de la guerre. Mais les vrais traumatismes restent là, ils mijotent en silence, comme des cicatrices qui ne disparaissent jamais. Regardez les films sur le Vietnam comme Apocalypse Now, Full Metal Jacket ou Platoon. Ils sont tellement puissants qu’ils sont devenus la guerre du Vietnam. Hollywood a réécrit l’histoire. Ou l’a annexée. La cruauté du Vietcong a été exagérée, en même temps que la culpabilité américaine était estompée. Et ce schéma se répète. Regardez comment Sicario (NDLR: le thriller de Denis Villeneuve sur la lutte contre les cartels mexicains) dépeint les villes frontalières comme des zones de guerre. Cela influence la manière dont les gens perçoivent les migrants. Les images alimentent nos peurs. Et on voit les conséquences: xénophobie, radicalisme de droite, Trump.

Les images alimentent nos peurs. Et on voit les conséquences: xénophobie, radicalisme de droite, Trump.

The Damned a été tourné avant la réélection de Trump. La polarisation politique a-t-elle influencé votre film?


Roberto Minervini: Bien sûr. La division, la montée des groupes paramilitaires, le racisme, tout cela est présent dans The Damned. C’est pendant la guerre de Sécession qu’est née la devise «In God We Trust», et aujourd’hui ce même nationalisme religieux dicte à nouveau la politique américaine. Tout se répète.

La guerre de Sécession a déjà été souvent représentée à l’écran, de Birth of a Nation de D.W. Griffith à Lincoln de Steven Spielberg. Certains de ces films vous ont-ils servi de référence?


Roberto Minervini: J’évite délibérément de regarder d’autres films pour m’inspirer. En revanche, je lis beaucoup. Cormac McCarthy, William Faulkner, Dino Buzzati. Le Désert des Tartares de Buzzati a été particulièrement important: cette attente d’une catastrophe inéluctable qui n’arrivera peut-être jamais. On retrouve ce sentiment dans The Damned. Je flirte aussi avec le western. C’est pour cela que j’ai choisi les territoires frontaliers. Le western est un mythe, une romantisation d’une époque violente. Mais cette violence n’a pas besoin d’être héroïque. Elle peut aussi être lente et dénuée de sens, comme dans mon film.

Vous êtes italien, mais vous filmez des histoires et des personnages américains. Avez-vous l’impression d’être un outsider?


Roberto Minervini: Parfois, oui. Je suis venu en Amérique par amour –la meilleure des raisons, n’est-ce pas? (rires) Mais quelques mois plus tard, il y a eu le 11 septembre. Du jour au lendemain, on m’a regardé avec suspicion. L’Amérique déclarait la guerre au monde, et moi, j’étais là, immigrant, à devoir prouver que j’étais digne de confiance. Cette expérience a profondément influencé ma vision du pays. Peut-être que c’est pour ça que je vois et ressens des choses que les Américains ne perçoivent plus eux-mêmes.

Plusieurs jeunes cinéastes italiens vivent aujourd’hui aux Etats-Unis. Jonas Carpignano, Andrea Pallaoro, vous… Coïncidence?


Roberto Minervini: Peut-être. Mais pour moi, c’est libérateur. En tant qu’étranger, je peux observer l’Amérique sans les angles morts qu’ont les Américains. Mais je ne parlerais pas d’appropriation culturelle –ça fait quand même 25 ans que je vis ici! Et puis, l’appropriation, c’est l’essence même de l’art. L’art, qu’est-ce que c’est, sinon explorer d’autres cultures, d’autres personnes, d’autres communautés?

Etes-vous fan de Kelly Reichardt, qui a signé des anti-westerns dans l’esprit de The Damned, comme Meek’s Cutoff (La Dernière Piste) ou First Cow?


Roberto Minervini: Pas vraiment, non. (sourire) Mais on compare souvent mon travail au sien. Peut-être qu’on partage une certaine sensibilité. Et ça me plaît, parce que ça veut dire que le lien est authentique, pas une référence intentionnelle.

Vous rendez hommage à votre mère dans le générique de The Damned.


Roberto Minervini: Oui, ma mère est décédée il y a un an et demi. C’était une militante politique de terrain en Italie. Féministe, activiste, intransigeante. Elle m’a appris que si l’on croit en quelque chose, il faut le défendre, même si ça vous marginalise. Cet état d’esprit infuse mon travail. Se conformer est plus simple, mais moi, je veux remettre en question le statu quo. Alors non, vous ne me verrez pas de sitôt réaliser un western d’action à Hollywood, même s’ils me proposent un million (rires).

The Damned

Drame historique de Roberto Minervini. Avec René W. Solomon, Jeremiah Knupp, Noah Carlson. 1h28.

La cote de Focus: 4/5

Réalisateur venu du documentaire, Roberto Minervini s’essaie à la fiction sans rien perdre de la rigueur, de la précision et de la patience de son regard. Convaincu qu’un film de guerre ne devrait jamais glorifier les armes, il s’intéresse, au cœur de l’hiver, à l’attente, à l’inaction, au doute et à l’ennui qui font le quotidien d’une poignée de soldats de l’Union en patrouille dans des régions inexplorées de l’Ouest durant la guerre de Sécession. Ces hommes en quête de sens sur leur engagement, voire même d’un sentiment d’appartenance au «Grand Tout» qui les enveloppe de son indifférence, tombent doucement le masque tandis qu’ils guettent un ennemi invisible… Primé à Cannes, The Damned épate par son sens délicat de l’épure et de l’immersion sensorielle. Une fascinante expérience de cinéma.

N.C.

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