Dans « Débâcle », Veerle Baetens filme la fin de l’innocence

En un été, la vie de la jeune Eva (Rosa Marchant) va basculer, un trauma qui va la suivre durant des années. © National

La comédienne Veerle Baetens fait ses débuts de réalisatrice avec Débâcle. Sélectionné à Sundance en janvier dernier, ce premier long métrage très attendu adapte le roman choc de Lize Spit, véritable phénomène littéraire à sa sortie.

Que fait-on de nos blessures d’enfance quand elles ne sont pas solubles dans le temps? Peut-on se reconstruire dans le silence quand l’oubli n’est pas une option? Et comment entendre celles et ceux qui ne parlent pas? Eva, l’héroïne au premier abord opaque de Débâcle, apporte un début de réponse à ces questions au cœur du premier geste de cinéaste de la comédienne flamande Veerle Baetens. Révélée au yeux du monde dans le rôle déchirant d’Elise, l’héroïne sacrificielle de The Broken Circle Breakdown, film culte de Felix Van Groeningen qui a marqué toute une génération, elle mène depuis 20 ans une carrière d’actrice, tournant aussi bien en français qu’en flamand.

Si elle a toujours voulu réaliser (“J’ai plein de scénarios jamais tournés dans mon ordinateur; sur les plateaux, je ne peux pas m’empêcher de me soucier du décor, du cadre; j’ai toujours rêvé d’être au début d’un projet de film”), c’est grâce à son producteur de l’époque qu’elle tombe sur le roman de Lize Spit, qu’il lui propose d’adapter et de mettre en scène. C’est une révélation: “Le livre a tout de suite résonné en moi. La tension était folle dans le récit. Et puis je me retrouvais un peu dans le personnage d’Eva adolescente, dans son envie d’être vue, de plaire, de guetter le regard des autres. Et la solitude qui va avec. Eva adulte me faisait penser à des gens que je peux voir autour de moi, qui semblent fermés sur eux-mêmes, que je n’arrive pas à atteindre. Ça m’intrigue beaucoup, car moi j’ai tendance à être un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, à dire: “Allez, on en parle, ça ira mieux!” Alors, quand j’ai découvert ce personnage qui ne pouvait pas parler, j’ai eu envie de lui donner une voix, de crier à sa place. Le cinéma, c’est aussi l’occasion de donner un public à des gens qui n’en ont pas dans la vraie vie.

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Veerle Baetens s’attelle alors à la difficile tâche de transposer pour le grand écran cette histoire très dure, un roman réputé sombre et terriblement âpre. Elle y passe de nombreux mois, avant de trouver l’équilibre et la clé, se demandant sans cesse: “Comment allais-je m’en sortir, comment allais-je pouvoir raconter cette histoire avec du respect, de la justesse et de la beauté?

Il a d’abord fallu ré-imaginer le personnage d’Eva, pour en faire une héroïne de film, malgré ses contradictions. “Dans le roman, Eva est très passive. Il a fallu la rendre aimable, c’est-à-dire faire en sorte, sans la trahir, qu’elle puisse susciter l’empathie. C’était très difficile de faire coller le début, la façon dont on la présente, et la fin. Au début on ne l’aime pas, et petit à petit, on comprend qui elle est. Moi, je m’adresse surtout, je pense, à l’entourage des personnes qui ont vécu un traumatisme, et qui peinent à le surmonter, en leur disant: ne jugez pas tant que vous ne savez pas.” Car le film, en montrant la détresse d’Eva adulte, semble nous interroger, nous public, sur ce qui fait une “bonne” victime, qui serait celle qui vainc ses démons, qui embrasse l’après et évite de nous renvoyer sans cesse sa souffrance en pleine figure. Il questionne aussi le poids de la notion de résilience. “On voudrait que tout le monde puisse dépasser ses traumatismes. Mais pour certains c’est impossible. Avant de faire le film, j’avais moi aussi tendance à penser qu’il suffisait de se battre, de prendre les choses en main. Mais pour beaucoup de gens c’est impossible, ça fait trop peur.

Veerle Baetens: « Je voulais surtout éviter tout male gaze, et rester avec Eva, voir dans ses yeux ce qu’elle ressent, ne pas créer de distance, et nous permettre d’accéder à son émotion.« 

Pour mieux comprendre d’où vient Eva, le film opère un retour en arrière sur l’été qui a tout changé. On y suit l’héroïne aux portes de l’adolescence, retenue dans l’enfance par un vélo et un maillot de bain trop petits et une famille pour le moins dysfonctionnelle, mais irrésistiblement attirée par le monde des grands, et le territoire encore inexploré de sa propre féminité. On assiste au début d’un coming of age, brouillé par les interférences du présent, un récit d’émancipation contrarié, comme fauché dans son élan. “Pour moi, Eva est comme un bourgeon qui n’éclot jamais. Quand on la découvre, elle est pleine de vie, c’est une grande sensible qui veut plaire et, plus que tout, appartenir à un groupe, quel qu’il soit. Sa plus grande crainte, c’est le rejet. Et cette peur va se réaliser pour elle, la transformant à jamais.

Ce rejet se cristallise à travers une scène matrice, un évènement traumatique vers lequel tend toute la première partie du récit, d’une grande violence physique et symbolique. Un moment-clé de l’histoire, objet de préoccupations pour la cinéaste: “Je voulais surtout éviter tout male gaze, et rester avec Eva, voir dans ses yeux ce qu’elle ressent, ne pas créer de distance, et nous permettre d’accéder à son émotion. Le livre se construit autour du monologue intérieur de quelqu’un qui est comme sorti de son corps. Moi, je voulais que le public soit comme une famille pour mon personnage, qui puisse lui prendre la main, l’accompagner jusqu’au bout. On ne peut rien faire, mais on sait ce qui est en train de lui arriver, et on n’est pas d’accord. La grande question au montage pour nous, c’était: quand doit-on couper ce plan séquence? J’ai beaucoup montré ce plan pendant le travail pour trouver la longueur la plus juste, j’avais besoin de réactions extérieures pour en apprécier l’effet. On voulait être proche de la réalité que vit Eva, sans montrer l’immontrable. La fin était aussi une grande interrogation pour moi. Celle qu’on a choisie, nous l’avons tournée en entier, dans tout son déroulement, mais encore fallait-il choisir ce qu’on voulait en montrer. Moi, je ne voulais pas finir comme dans un film de Haneke. Même si la scène se passe en hiver, sous la neige, je voulais rappeler la chaleur de l’été d’adolescence d’Eva. Pour moi, la fin figure la réconciliation entre Eva enfant et Eva adulte. C’est le moment où tout fond, c’est le moment aussi où le bourgeon s’ouvre enfin.

Notre critique de Débâcle ***(*)

Débâcle dresse le portrait en deux mouvements d’Eva, jeune femme marquée à vie par un cruel été qui a annihilé pour elle toute prétention au bonheur. Le film débute dans un fracas. Jeune femme solitaire et renfermée, Eva survit plus qu’elle ne vit, affectivement dépendante de sa jeune sœur. Lorsque celle-ci décide de quitter leur colocation, Eva perd pied, et voit dans une réunion des anciens de son village d’enfance l’occasion de solder ses traumas. Car Eva vit dans le passé, temps qui nous est exposé en flash-back, un été où, aux portes de l’adolescence, elle va auprès de ses deux meilleurs amis, Tim et Laurens, dire adieu à l’enfance et passer du côté obscur de l’âge adulte. Et comprendre, à ses dépens, qu’elle doit choisir son camp, qu’il n’y a pas de place pour elle dans le boy’s club.

Le récit progresse en parallèle, au fil de cet été symboliquement meurtrier, et de l’intrigante mission dans laquelle s’embarque Eva adulte, son trajet, sa préparation méticuleuse de ce qu’on imagine devenir sa vengeance, ou à tout le moins sa croisade pour régler ses comptes. Avec les enfants dont la cruauté l’a clouée au pilori. Avec les adultes aussi, dont le silence l’a peut-être plus encore anéantie. Veerle Baetens tente la difficile réhabilitation d’une victime dont on ne veut plus voir l’insondable douleur de peur de s’y perdre, plongeant dans les abysses du mal-être de son héroïne, sans faux-semblant, mais avec une frontalité par moments dérangeante.

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