Critique | Cinéma

Critique ciné | Alcarràs : une chronique agricole inspirée

4 / 5
Les Solé, une famille d’agriculteurs catalans contemplant la marche inexorable du temps… © lluÍs tuleda
4 / 5

Titre - Alcarràs

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Carla Simon

Casting - Jordi Pujol Dolcet, Anna Otin

Sortie - En salles

Durée - 2h

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Alcarràs, la cinéaste espagnole Carla Simón signe une chronique agricole inspirée, autour d’une famille de cultivateurs de pêches dont l’activité est menacée par l’installation de panneaux solaires. Ours d’or mérité à Berlin.

Présenté en toute fin de Berlinale, en février dernier, Alcarràs devait y faire sensation, Carla Simón décrochant dans la foulée un Ours d’or incontestable. Pour son second long métrage, une chronique rurale inspirée, la cinéaste espagnole, découverte en 2017 avec Été 93, a puisé l’inspiration dans son histoire familiale. “Mes deux oncles cultivent des pêches à Alcarràs, un petit village de Catalogne. Quand mon grand-père est mort, à l’époque où j’écrivais Été 93, je me suis pour la première fois demandé ce qu’il adviendrait si ces arbres, qu’il avait plantés avec ses fils, venaient à disparaître un jour. Et j’ai réalisé que c’était le lot de beaucoup de familles de cette région, contraintes d’abandonner leurs terres parce que cette façon de faire de l’agriculture, au sein de petites entités familiales, n’est plus tenable. Si elle n’est pas directement arrivée à ma famille, l’histoire d’Alcarràs s’est par contre répétée dans la région.

La fin d’un monde

Au cœur d’Alcarràs, on trouve une famille, les Solé, cultivateurs de pêches depuis des générations, dont l’activité est menacée quand le propriétaire de leurs terres décide d’y substituer des panneaux solaires. Si elle relate leur combat le temps d’un été qui pourrait être celui d’une dernière récolte, la cinéaste veille aussi à élargir le propos, le portrait de famille se doublant de la photographie d’un monde finissant. “L’écriture a été difficile en raison du grand nombre de personnages, poursuit Carla Simón. Je viens d’une famille très nombreuse et j’ai toujours voulu exprimer ce que ça représentait de grandir dans un tel environnement, où beaucoup de choses se produisent en même temps, et où les sentiments des uns affectent inévitablement les autres parce que tout le monde vit sous le même toit. Il était important à mes yeux de travailler sur cette dimension familiale, mais aussi de montrer comment le déclin d’un certain type d’agriculture ne pouvait que les affecter. Et qu’ils n’étaient pas les seuls impactés. Mais ce n’est qu’au tournage et même au montage que j’ai pleinement réalisé l’importance qu’avait pris la dimension politique du film.

Scènes de manifestations à l’appui, c’est du mal-être et du malaise paysan qu’il est ici question. Un choix d’autant plus nécessaire, explique la réalisatrice, que c’est à l’occasion de manifestations, bien réelles celles-là, qu’elle a pris conscience de l’ampleur du problème, sans guère d’espoir d’une issue favorable. “En assistant à ces manifestations, j’ai réalisé que ces agriculteurs n’étaient pas si nombreux, et qu’ils avaient déjà un âge certain, il n’y avait pas beaucoup de jeunes. Et j’ai aussi compris qu’ils n’avaient pas vraiment d’espoir de voir leur activité survivre. Ce n’est pas l’agriculture qui est menacée de disparition, mais bien une façon de la faire, à petite échelle. Leur seul espoir, c’est qu’il y ait une régulation des prix, mais c’est compliqué. Et surtout, le modèle a changé: de grandes compagnies ont acquis des terres qu’elles exploitent, et ça constitue un problème. Quand vous cultivez votre terre pour la léguer à vos enfants et petits-enfants, vous y êtes attentif parce que vous voulez que les choses durent. Alors que les grandes sociétés ne font qu’exploiter la terre, leur façon de la traiter étant donc très différente. Pour moi, s’il subsiste un peu d’espoir, c’est dans l’agriculture biologique, parce qu’elle est plus respectueuse de la terre, et ne peut s’envisager en grand. Je garde espoir qu’avec le changement climatique et ce qu’il induit, on y vienne de plus en plus, parce que nous ne pouvons pas continuer à exploiter la terre sans égard pour les conséquences.

Carla Simón
Carla Simón © getty images

Approche naturaliste

Pour embrasser cette période-charnière, Carla Simón a veillé à s’écarter d’un manichéisme simpliste qui aurait opposé tenants d’une agriculture traditionnelle à dimension humaine, à une industrie agro-alimentaire soucieuse avant tout de rendement. Ce qui menace l’entreprise familiale des Solé, c’est l’installation de panneaux solaires, une énergie verte donc. “L’idée était d’exposer un dilemme qui ne soit pas tout blanc ou tout noir, bon ou mauvais. Si cette famille doit quitter sa terre, c’est au profit de quelque chose de bien. Et il est assez légitime que certains de ses membres souhaitent se lancer dans cette nouvelle activité. La situation est complexe…” À l’image de la réalité, dont le film est imprégné, approche naturaliste passant par un casting de non-professionnels à l’appui. “C’était d’autant plus important à mes yeux, que c’est une partie de la Catalogne où on parle un catalan très spécifique, presque un dialecte. Il y a très peu d’acteurs originaires de cette région, mais vu ma façon de travailler, c’était important de respecter ça, et de ne pas faire venir des comédiens de Barcelone, par exemple. Et puis, je pense que l’on peut voir si quelqu’un est un agriculteur à la peau, au corps, à la façon de bouger. Comme je voulais donner un ton réaliste au film, il était important d’avoir de vraies personnes, qui aient véritablement un attachement à la terre. Jordi Pujol Dolcet, qui joue Quimet, possédait une grande parcelle de terre qu’il a dû quitter il y a une dizaine d’années. Il a maintenant un autre travail, tout en cultivant un petit lopin, et il pouvait se sentir intimement connecté à cette histoire.”

L’ensemble du casting s’est étiré sur près d’un an, l’équipe voyant 9 000 personnes pour un résultat criant de vérité. Au passage, Carla Simón tord le cou à quelques clichés. Comme lorsque ce même Quimet, le chef de famille, ne peut retenir ses larmes: “On parle beaucoup, pour le moment, de l’importance de nous voir nous, femmes de cinéma, raconter des histoires qui parlent de nous, les femmes. Mais je trouve tout aussi important que nous racontions des histoires sur les hommes, et que nous exprimions notre point de vue sur la masculinité. Après Été 93 où je parlais de femmes, ce film m’a fait beaucoup réfléchir aux hommes, en observant ceux de cette région. Ils sont supposés être très masculins, mais tous ne sont pas comme ça. Et j’ai trouvé intéressant de montrer un homme qui essaie de se conformer aux règles ayant encore cours là-bas, pour se révéler, au bout du compte, très tendre et sensible. C’est d’ailleurs le cas de Jordi, qui joue ce personnage, qui m’a confié n’avoir plus pleuré depuis l’enfance…” Ou encore lorsque, à rebours d’une vision patriarcale de cet univers, ce sont les femmes qui ont la meilleure compréhension de la situation: “Dans les zones rurales, en général, les femmes ont une vision d’ensemble plus vaste de la situation. Elles s’occupent de la famille, ont leur propre travail le plupart du temps, et aident à la récolte ou aux champs si nécessaire. Mais alors qu’elles cimentent le tout, et lui donnent en quelque sorte une assise morale, leur voix peine à se faire entendre dans ces histoires. J’ai voulu y remédier.” Histoire aussi, si besoin, d’arrimer ce récit encore un peu plus à l’époque…

Alcarràs (Nos soleils)

Depuis des générations, les Solé, une famille d’agriculteurs d’Alcarràs, en Catalogne, vivent de la culture fruitière, exploitant une vaste pêcheraie mise à leur disposition par un propriétaire foncier pour services rendus après la guerre d’Espagne. Un arrangement remontant à une époque où une poignée de mains valait contrat, ce dont n’a cure l’héritier des terres, désireux de les exproprier afin d’installer des panneaux solaires, plus rentables. Si bien qu’à l’entame d’une récolte estivale qui pourrait bien être la dernière, la famille commence à se déchirer sur l’attitude à adopter. Tourné avec des acteurs non-professionnels, le deuxième long métrage de Carla Simón (Été 93) est une chronique agricole naturaliste inspirée, film choral traçant, trois générations confondues, le portrait d’une famille confrontée aux mutations inexorables du monde rural pour prendre la mesure sensible de temps changeants emportant avec eux un mode de vie. Ours d’or mérité à la dernière Berlinale.

De Carla Simón. Avec Jordi Pujol Dolcet, Anna Otin, Albert Bosch. 2 h. Sortie: 18/01. 8

Adieu veaux, vaches, pêchers…

De Petit paysan à As Bestas, les mutations du monde rural inspirent des films à géométrie variable.

C’était il y a une bonne dizaines d’années, dans les frimas de l’Aubrac, où il tournait L’Hiver dernier, un drame rural retraçant le combat obstiné d’un éleveur refusant la fin d’un monde. Alors qu’on l’interrogeait sur la multiplication des films en prise sensible sur la ruralité, des Profils paysans de Raymond Depardon à L’Apprenti de Samuel Collardey, le cinéaste belge John Shank avait cette réflexion: “Des gens comme Samuel Collardey ou Raymond Depardon ont décidé qu’ils voulaient filmer le monde d’où ils venaient, de même que les Dardenne ont décidé de filmer autour de chez eux. On en revient à la question des racines et de l’appartenance, un sujet que l’on retrouve aujourd’hui au cinéma aussi bien qu’en littérature. À force de regarder vers les origines, vers les racines, évidemment qu’on retourne vers la campagne, vers la vie rurale. Et puis, il y a peut-être aussi tout simplement que ce n’est pas une blague: ce monde-là est occupé à mourir, et il y a un rapport aux choses qui est en train de changer, de façon visible et évidente.” Un constat qui, une décennie plus tard, n’a rien perdu de son acuité, les mutations du monde rural, sous le coup de la course au rendement et du réchauffement climatique notamment, avec pour corollaire la disparition d’un mode de vie, faisant désormais partie d’un paysage global sinistré. Non sans fournir leur toile de fond à un nombre croissant d’œuvres d’inspirations diverses -documentaires plus ou moins alarmistes, ou fictions embrassant la ruralité dans une perspective historique ou sociologique, tout en tentant de cerner les enjeux, sociaux et autres, que soulève sa transformation.

Signe d’une évolution sensible, les dernières années ont apporté leur lot de films s’écartant de chemins de campagne par trop balisés, pour ajouter au constat utile une proposition cinématographique originale. C’était ainsi le cas de Hervé Charuel qui tirait son Petit paysan -la lutte désespérée et jusqu’au-boutiste d’un éleveur contre la perte de son cheptel des suites d’une épidémie-, vers le thriller obsessionnel. Ou de Just Philippot, dont La Nuée déclinait le mal-être paysan en mode fantastique, après qu’une fermière se soit lancée dans l’élevage de sauterelles comestibles pour sauver son exploitation de la faillite. Un combat du reste moult fois ressassé, Edouard Bergeon par exemple, ayant consacré un documentaire (Les Fils de la terre) puis une fiction (Au nom de la terre) à l’histoire tragique de son père, dont les tentatives pour maintenir sa ferme à flots déboucheront sur le suicide par ingestion de pesticides. Ces pesticides au cœur de Goliath, de Frédéric Tellier, thriller environnemental revisitant la fable du pot de terre contre le pot de fer, agriculteurs contre industrie agroalimentaire.

À cet égard, As Bestas de Rodrigo Sorogoyen et Alcarràs de Carla Simón, les deux films espagnols ayant investi récemment le terrain de la ruralité, en élargissent le champ, soulignant la complexité d’enjeux dépassant un manichéisme commode. Dans le premier, le réalisateur de El Reino laboure le conflit, d’abord larvé, opposant, dans un coin perdu de Galice, des villageois peinant à assurer leur subsistance, à un couple de Français venus s’y installer pour retaper des maisons à des fins de repeuplement et pratiquer l’agriculture bio. Fossé nourri de peur et de rancœurs à teneur xénophobe qui va se muer en gouffre lorsque ces derniers s’opposent à l’implantation de lucratives éoliennes, nœud d’un thriller à combustion lente. Carla Simón signe, pour sa part, avec Alcarràs, une chronique paysanne de haut vol, confrontant elle aussi deux logiques, celle des tenants de la culture traditionnelle de pêches, et celle des partisans d’une énergie verte voulant y substituer l’installation de panneaux solaires. Pour lorgner, elle, vers le film social…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content