Connemara, d’Alex Lutz, et Dalloway, de Yann Gozlan, sortent cette semaine sur les écrans. Deux adaptations littéraires symptomatiques des accointances toujours plus fortes entre littérature et cinéma.
A l’origine, c’était un autre livre que voulait adapter Alex Lutz, Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018. Mais les droits du roman avaient déjà été acquis, en l’occurrence par Gilles Lellouche, qui avait pour projet d’en faire une série, avant de suggérer les frères Boukherma comme réalisateurs du long métrage. Dévoilé au Festival de Venise l’année dernière, le film est sorti sur les écrans en décembre 2024.
En découvrant Connemara, toujours de Nicolas Mathieu, Lutz retrouve l’ancrage territorial déjà très présent dans son précédent livre et, surtout, «un portrait de femme d’une grande subtilité, commente le réalisateur. Hélène n’est ni une victime ni une guerrière, on accompagne le personnage au fil de ses états d’âme, on la voit perdre les illusions de l’enfance, batailler aussi avec la place qu’on lui laisse. En parallèle, Christophe affronte ses propres traumatismes, le rapport au père, sa place aussi. Chacun à sa façon se demandant que faire de sa colère. Et puis, il y a le corps social qui répond au corps en devenir puis devenu des protagonistes, et la question du temps qui passe, des traces qu’il laisse. Autant de thématiques à tresser, et qui m’obsèdent moi aussi. Ce que j’aime chez Nicolas Mathieu, c’est qu’il ne traite pas les questions sociétales de façon pédagogique, mais plutôt de façon très incarnée. C’est vibrant d’intimité. Il parle de l’état du monde, mais toujours à travers ses personnages, qu’on a l’impression de rencontrer, on peut presque les entendre, les sentir même. Il y a de la chair dans son écriture; c’est très organique, et c’est ça qui m’a attiré, et convaincu que de mon côté, je pourrais en faire un film.»
Connemarad’Alex Lutz
Mélodrame avec Mélanie Thierry, Bastien Bouillon, Jacques Gamblin. 1h55.
La cote de Focus: 2,5/5
Hélène, la quarantaine, soigne son burnout en quittant la région parisienne pour retourner s’installer à Epinal. Elle y retrouve Christophe, son amour de lycée, qui peine à faire la paix avec son divorce et la perte d’autonomie de son père. Dans le secret protecteur d’une chambre d’hôtel surgit entre eux la possibilité de l’amour. Mais le monde extérieur, lesté d’un ancrage social tenace, met à mal leurs rêves. Alex Lutz offre une relecture hautement mélodramatique de Connemara, le livre socio-sentimental de Nicolas Mathieu. Malgré des performances habitées, le montage en millefeuille, la fragmentation appuyée du récit, le recours systématique à la désynchronisation entre les pensées des protagonistes et les gestes amortis de leur quotidien, les ralentis et les nappes de violons provoquent vite une saturation des sens, et de l’empathie.
Si les frères Boukherma avaient opté avec une certaine fraîcheur pour le cinéma de genre entre le film de gangsters et celui d’aventure familial à l’américaine, sublimant un territoire constitutif du récit, Alex Lutz, lui, investit avec conviction le rayon du mélodrame, avec, certes, une dimension sociale à base de transfuges de classe et de France d’en bas, mais de façon plutôt périphérique. Soucieux visiblement de se libérer du style du romancier, il ne lésine pas sur les effets de mise en scène, tentant peut-être un peu ostensiblement de faire sienne la matière scénaristique du livre. C’est l’une des innombrables façons d’envisager l’adaptation littéraire, entre fidélité à la lettre, et transposition radicale.
Les adaptations, une autre version de l’histoire
A l’origine de chaque film, il y a une rencontre, parfois «juste» un sujet, un personnage, une situation, «mais cela peut aussi être un tableau, une chanson, une photographie, ou un livre», confie Yann Gozlan. Dalloway, le sixième long métrage du cinéaste français, est une adaptation du livre de Tatiana de Rosnay, Les Fleurs de l’ombre, sorti en 2020. «Je suis tombé par hasard sur ce roman pendant le confinement; j’ai tout de suite été séduit par son univers et son arène si singulière, cette résidence d’artiste hyperconnectée, sorte de villa Médicis à la pointe de la technologie, poursuit-il. J’y ai vu la possibilité d’écrire une autre version de l’histoire, pour le cinéma, qui serait resserrée autour de la relation entre une artiste et une intelligence artificielle. Il y a évidemment déjà eu de très grands films autour du conflit entre l’homme et la machine, et j’avais le sentiment que traiter cette question par le prisme de la création artistique permettrait de la renouveler.»
A la vision de Dalloway, et après lecture des Fleurs de l’ombre, on a le sentiment que le film naît du roman plus qu’il ne l’adapte, finalement. Comme beaucoup d’auteurs et d’autrices, Tatiana de Rosnay, tenue au courant de l’évolution du scénario (et habituée à l’exercice, puisqu’il s’agit de la cinquième adaptation de l’une de ses œuvres), pense qu’adapter, c’est forcément trahir, une bonne raison de laisser libre cours à la créativité des scénaristes. «Il y a un matériau de départ, ajoute Yann Gozlan, qui contient en soi des éléments qui intriguent ou qui fascinent. Ce matériau, on le travaille, on le remodèle, on en fait autre chose. Je n’ai pas l’impression de devoir respecter scrupuleusement le livre. J’aperçois quelque chose au moment où je le lis, j’ai une envie, et souvent, j’y identifie l’une ou l’autre scène matrice, qui se retrouveront dans le film. Mais souvent, c’est aussi l’occasion de développer des choses restées en suspens dans le roman.»
Dallowayde Yann Gozlan
Thriller avec Cécile de France, Lars Mikkelsen, Freya Mavor. 1h50.
La cote de Focus: 3/5
Clarissa ne sait plus quoi écrire. Habitée par un trauma qu’elle ne parvient pas à régler, elle accepte d’intégrer une fondation qui accueille des artistes dans un confort matériel censément propice à la création. La particularité de la Casa? Chaque créateur est accompagné par un assistant virtuel qui le seconde dans tous les aspects de sa vie quotidienne, tant sur le plan physiologique qu’organisationnel. Et bientôt créatif. Ce thriller tout juste futuriste qui imagine le déploiement d’une société de l’hypercontrôle et les applications possibles de l’IA dans le domaine artistique ne surprend pas dans son propos, déjà rattrapé par l’époque, mais reste efficace dans sa mise en place de la tension, grâce à une direction artistique particulièrement léchée, et une performance convaincante de Cécile de France.
De fait, de façon presque contre-intuitive, le scénario de Gozlan fait beaucoup plus de place que n’en faisait le texte de la romancière à la création littéraire, au processus d’élaboration, qui finit ici comme phagocyté par la machine. Il faut dire aussi qu’entre le temps de l’écriture du roman et celui du film, le monde a changé, et le rapport aux intelligences artificielles plus encore. Le film, qui entendait transposer le genre du livre pour naviguer dans les eaux de la science-fiction, s’est retrouvé rattrapé par les progrès de la science. Le futur lointain un temps envisagé est devenu proche, très proche. «L’idée qu’une IA entre dans l’élaboration d’une œuvre appartenait encore au futur quand le livre est sorti, aujourd’hui elle est au cœur du débat public, convient Yann Gozlan. J’ai voulu rendre le film le plus concret possible. On a à peine poussé les curseurs de la technologie qui y est déployée. Mais c’est avant tout un portrait psychologique. La technologie n’est qu’un moyen d’accéder à ce qui nous constitue, à notre singularité. La question que pose le film, c’est: si on arrive à une IA qui peut développer une conscience, des émotions, des sentiments, quelle sera notre place en tant qu’être humain? Notre spécificité? Il y a encore peu de temps, avant ChatGPT, la maîtrise du langage nous distinguait. Notre supériorité sur les autres espèces est en train de diminuer. Depuis la nuit des temps, les hommes créent, c’est fondamental dans notre identité. Aujourd’hui, malgré toutes les réserves que l’on peut encore émettre, les IA ont aussi la capacité de créer.»
«Les éditeurs sont de plus en plus organisés, un vrai business s’est mis en place.»
Manipulation risquée
On le voit, s’accaparer une œuvre préexistante pour la réactualiser (même dans un temps très court), ou la déterritorialiser, est une manipulation risquée, qui peut néanmoins parfois s’avérer payante. On peut penser, dans le genre changement de lieu et d’époque, à la très libre adaptation des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, roman épistolaire sis en France au XVIIIe siècle, catapulté dans le New York de la fin du XXe siècle dans le teen movie culte Cruel Intentions de Roger Kumble. Sans aller aussi loin dans le voyage spatiotemporel, Chien 51 de Cédric Jimenez, qui sortira le 15 octobre, s’empare du roman de Laurent Gaudé (sorti chez Actes Sud, en 2022) pour l’ancrer fermement dans un Paris futuriste, reprenant la ségrégation de classe dans des zones délimitées par des checkpoints, mais oubliant l’idée d’un territoire (la Grèce dans le roman) racheté par une entreprise privée. Et remplace la traque de trafiquants d’organes génétiquement modifiés qui prolongent l’existence des plus riches par une intrigue qui questionne l’usage de l’IA dans les enquêtes policières, et donc dans l’application de la justice.
Quel est l’intérêt d’acheter les droits d’une histoire si c’est pour la modifier tellement qu’il n’en reste que des bribes?
Plus étonnant encore, le film introduit dans son récit des pistes narratives qui pourraient être appelées à être développées dans une éventuelle suite, et qui amèneraient l’univers original sur d’autres terrains de fiction. Partant de là, une question pourrait se poser: quel est l’intérêt d’acheter les droits d’une histoire si c’est pour la modifier tellement qu’il n’en reste que des bribes?
Univers clé en main
D’abord, dans le cas évident des Liaisons dangereuses (ou des innombrables adaptations officielles ou non de Romeo et Juliette, par exemple), l’œuvre originale offre des personnages et une mécanique fictionnelle qui ont fait leurs preuves à travers le temps. Ce ne sont pas les succès des Trois mousquetaires ou du Comte de Monte-Cristo, ou les relectures à venir de Frankenstein (chez Guillermo del Toro mais aussi Maggie Gyllenhaal), des Hauts de Hurlevent (par Emerald Fennell, avec Margot Robbie et Jacob Elordi), ou de L’Odyssée par Christopher Nolan, qui devrait électriser l’été 2026, qui diront le contraire. Qu’il s’agisse de classiques intemporels ou contemporains, ce sont autant d’univers ou de héros déjà familiers du public. «On est tous aujourd’hui à la recherche d’IP (NDLR: Intellectual Properties)», explique le producteur belge Jacques-Henri Bronckart, qui compte dans sa filmographie des longs métrages comme Duelles (adapté de Derrière la haine, de Barbara Abel) ou Largo Winch: le prix de l’argent, tous deux réalisés par Olivier Masset-Depasse, mais aussi Tokyo fiancée de Stefan Liberski (adaptation d’Amélie Nothomb), Het Smelt, par Veerle Baetens du premier roman choc de Lize Spit, Raoul Taburin a un secret de Pierre Godeau (d’après Sempé), ou bientôt, Sukkwan Island de Vladimir de Fontenay, tiré du roman culte de David Vann.
Ces IP sont, pour le dire rapidement, des univers fictionnels souvent déjà connus des spectateurs, qui arrivent à première vue «clé en main». Il peut s’agir de remakes, de reboots ou autres spin-off, de suites plus ou moins diluées, de paris sur des franchises préexistantes (c’est tout le concept du Marvel Universe, en somme), mais aussi d’adaptations littéraires. «Cela peut effectivement sembler rassurant, on gagne du temps dans la recherche d’un sujet, d’une thématique, et ça peut être séduisant sur le plan marketing, développe Jacques-Henri Bronckart. Par ailleurs, les éditeurs sont de plus en plus organisés quant à la cession de droits, un vrai business s’est mis en place, un peu à l’instar de celui de la synchro musique-cinéma, le placement de morceaux existants dans des films ou des séries. Néanmoins, on constate que ce n’est pas forcément moins de travail, d’autant que parfois, après un certain nombre de versions du scénario, il ne reste plus grand-chose du texte original. Le dernier film de Bouli Lanners, par exemple, Nobody Has to Know, est à l’origine une adaptation d’un polar de Peter May, issu de sa Trilogie écossaise. Bouli s’installe sur l’île de Lewis, où se passe le roman, et il commence à imaginer complètement autre chose! Il arrive souvent qu’on prenne des options sur des romans qu’on ne prolonge pas, car une fois l’adaptation lancée, on ne s’y retrouve pas. Le piège, me semble-t-il, pourrait être de se précipiter sur des romans dans l’air du temps, avec un concept fort, qui ont l’air hyperactuels, mais qui ne sont ni aussi profonds ni aussi forts qu’ils en avaient l’air de prime abord, ce qu’on ne découvre qu’en travaillant sur le script. Bien sûr, la qualité des scénaristes et des producteurs est essentielles. Mais il faut surtout accepter de se confronter, de poser les bonnes questions.»
Il n’empêche que l’actualité récente des sorties cinéma semble confirmer que les adaptations ont le vent en poupe. A Cannes, en mai dernier, où l’on a pu découvrir Connemara et Dalloway dans la section Cannes Premiere, on saluait la vision singulièrement juste d’Hafsia Herzi, adaptant La Petite Dernière de Fatima Daas (et qui a valu le Prix d’interprétation féminine à Nadia Melliti), alors qu’Anna Cazenave passait Love Me Tender de Constance Debré au crible de son regard. Kirill Serebrennikov, après s’être attaqué à Emmanuel Carrère avec Limonov, s’intéresserait à un autre romancier français, Olivier Guez, en adaptant La Disparition de Joseph Mengele, tandis que The History of Sound d’Oliver Hermanus (avec les incontournables Paul Mescal et Josh O’Connor) s’inspirait d’un recueil de nouvelles de Ben Shattuck.
Il y a quelques jours, à la Mostra de Venise, François Ozon dévoilait sa relecture de L’Etranger de Camus (qui sortira en Belgique le 29 octobre prochain), alors qu’Olivier Assayas s’attaquait au Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. En attendant le film belge Nino dans la nuit de Laurent Micheli, adapté du roman remarqué de Simon et Capucine Johannin, ajoutons à cela la sortie la semaine prochaine du nouveau film de Lucas Belvaux, Les Tourmentés, adapté de son propre roman, ou juste avant Noël de l’adaptation du carton d’édition des cinq dernières années, The Housemaid de Freida McFadden, incarnée par la sulfureuse Sydney Sweeney. Littérature et cinéma n’ont décidément pas fini de faire bon ménage.
Chiffres record
En juin 2023, en France, le Centre national du livre dévoilait les résultats d’une étude sur les adaptations cinématographiques françaises d’œuvres littéraires, menée entre 2015 et 2021. Durant cette période, près d’un film sur cinq était adapté de romans, classiques ou contemporains, de littérature jeunesse, de bande dessinée ou de livres de non-fiction. Les 20% de ces films sortis dans les salles françaises représentent à eux seuls 33% des entrées. Un succès public, donc, mais aussi critique et professionnel. Ainsi, 37% des œuvres nommées à l’Oscar du meilleur film étaient tirées d’un livre, c’est le cas notamment d’Emilia Pérez, de Jacques Audiard, très librement adapté d’un texte de Boris Razon, auréolé aussi d’un César du meilleur film l’année dernière –Césars par ailleurs dominés en 2022 par les Illusions perdues de Xavier Giannoli, classique et moderne à la fois.
Demon Slayer
Les adaptations littéraires font donc de bons candidats dans la course aux trophées, et inversement, les livres primés font de bons candidats à l’adaptation. Ainsi, douze des 20 romans lauréats du prestigieux Booker Prize entre 2001 et 2020 ont fait l’objet d’adaptations cinématographiques, et six prix Goncourt (dont Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre, revu par Albert Dupontel, avec le succès qu’on sait). Le filon de l’adaptation se révèle particulièrement précieux dans le secteur de la jeunesse, que l’on pense aux adaptations d’univers (Astérix, Ducobu, ou encore la déclinaison de Lupin sur Netflix, mais aussi tous les films Marvel et DC Comics), ou de livres eux-mêmes, notamment les adaptations de manga, comme celle de Demon Slayer, dont un nouvel épisode sort en salle cette semaine.