« C’est comme s’il était impossible de raconter l’histoire de Pablo Escobar sans en faire une espèce de héros »

Film noir empruntant au western et au conte, Les Oiseaux de passage questionne la mythification des cartels colombiens.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Greffe convaincante d’une esthétique radicalement auteuriste sur des enjeux narratifs de cinéma de genre, Les Oiseaux de passage de Ciro Guerra et Cristina Gallego chronique la naissance des cartels colombiens.

L’atmosphère est un peu tendue quand on retrouve en mai dernier le réalisateur colombien Ciro Guerra et sa productrice et compagne de longue date Cristina Gallego sur une petite plage cannoise dévolue à la section de la Quinzaine dont Les Oiseaux de passage vient de faire l’ouverture. Le couple, en effet, vient tout juste de se séparer, mais continue à défendre ce film ambitieux signé à deux en un binôme partagé entre l’enthousiasme visible et l’agacement mutuel. Créativement parlant, la barre a également été placée très haut pour eux: présenté à la même Quinzaine des Réalisateurs cannoise en 2015, L’Étreinte du serpent, superbe saga amazonienne psyché réalisée par l’un et produite par l’autre, leur a valu une large reconnaissance internationale, en effet, jusqu’aux Oscars il y a trois ans où il concourait pour la statuette du meilleur film étranger. « Le succès de L’Étreinte du serpent nous a amenés à accompagner le film bien plus longtemps que ce que nous avions anticipé, et donc contraints à retarder considérablement la mise en chantier des Oiseaux de passage. C’est un projet dont nous discutons depuis une bonne dizaine d’années déjà. Et nous brûlions de nous y atteler« , se remémore Ciro Guerra.

« Les narcotrafiquants colombiens ont beaucoup été représentés au cinéma mais via un point de vue extérieur, complète aussitôt Cristina Gallego. Notre objectif était de chroniquer la naissance de leurs activités mais depuis l’intérieur, en en faisant les protagonistes mêmes du film, pas des intervenants satellites de l’intrigue. Ce n’est pas chose aisée: il existe un énorme tabou en Colombie concernant les cartels. Parce qu’ils sont liés d’une manière ou d’une autre à tout ce qui s’est fait dans le pays ces dernières décennies, et donc également à la production cinématographique. Toute la difficulté à la base résidait donc dans notre volonté de lever ce tabou, et de parvenir à représenter le plus justement possible la communauté indigène qui est à l’origine de cet empire et se situe à cet étonnant point de confluence entre strict respect des traditions et logique ultra capitaliste. Nous étions très déterminés, parce il y avait là d’évidence une histoire inédite à raconter et un foisonnant film de genre à faire. Mais un film de genre à notre façon, disons (sourire). »

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La fin de l’innocence

Cette histoire, le tandem en prend connaissance dès 2008 alors qu’il est occupé à effectuer des repérages pour Les Voyages du vent, un drame à coloration musicale, dans le désert de La Guajira, à la frontière nord entre la Colombie et le Venezuela, terre d’élection de la tribu des Wayuu, soit la plus large communauté amérindienne de Colombie. L’une des scènes de ce film était censée se dérouler durant la « bonanza marimbera », cette période faste d’exportation du cannabis vers les États-Unis inscrite au coeur des habitudes locales dans les années 70 et 80. « Nous avons commencé à lire énormément de livres sur la région, reprend Gallego. Et nous travaillions avec des comédiens essentiellement du cru. Ils nous ont raconté beaucoup d’histoires concernant les origines du trafic à grande échelle de marijuana. Dans cette région, les gens ont toujours pratiqué la contrebande, qu’il s’agisse d’alcool, de café ou de cigarettes… Quand les Américains venus combattre le communisme ont cherché à se procurer d’importantes quantités de cannabis, les indigènes n’ont pas fait la différence. Pour eux, c’était une chose normale. Il y a quelque chose de très naïf dans la manière dont les choses se sont d’abord mises en place. C’était le temps de l’innocence. »

Rapidement, le business charrie des sommes d’argent de plus en plus massives, qui ne tardent évidemment pas à corrompre les âmes et les hommes. C’était bien là, et nulle part ailleurs, que Guerra et Gallego se devaient de revenir tourner un jour le film de gangsters séminal qui a alors commencé à germer dans leurs esprits, et qu’ils désiraient inscrire dans un rapport de respect profond et d’authenticité avec le folklore historique du lieu. D’où également cette exigence à rester fidèle à l’auteurisme radical qui caractérise leur cinéma. « Certaines scènes d’action étaient bien évidemment inévitables pour raconter cette histoire, opine Ciro Guerra. Mais il était hors de question pour nous de créer de l’excitation à partir de la violence et de sacrifier à cette tendance massive au sein de l’industrie du divertissement qu’est le montage rapide, syncopé, quasiment clipesque. C’est tout le contraire de ce qui nous intéresse. Nous cherchons par exemple à montrer les conséquences mentales des crimes sur ceux qui les commettent. Qu’est-ce que ça implique de tuer quelqu’un? Le narcotrafic fait trop souvent l’objet d’une glorification aveugle. C’est comme s’il était impossible de raconter l’histoire d’une figure telle que Pablo Escobar, par exemple, sans, in fine, en faire une espèce de héros. Ce n’est pas normal. Il faut lutter contre ça. Faire un film, c’est aussi ouvrir un espace de réflexion. »

Immersion en territoire wayuu, berceau du narcotrafic.
Immersion en territoire wayuu, berceau du narcotrafic.

Du mythe au genre

Pour ce faire, le duo a également choisi de structurer le film en cinq chants, où les rêves et les esprits occupent une place déterminante, dans le but de le connecter à l’idée de mythe et de conscience collective qui y répond. Film (très) noir mâtiné de western, Les Oiseaux de passage doit ainsi autant à la tragédie antique qu’à l’univers du conte cher à Gabriel García Márquez. Cristina Gallego: « Si ce film marque une certaine rupture avec les précédents de par son incursion franche dans le cinéma de genre, il nous importait beaucoup de continuer à questionner la notion de mythe, qui nous intéresse depuis longtemps. Au fond, nous souhaitions à nouveau parler des peuples originaires de l’Amérique latine et de leurs histoires souvent ignorées, mais en les intégrant cette fois aux canons du genre. »

Les chants dans la culture wayuu sont le moyen privilégié de raconter des histoires. Et beaucoup d’événements ayant eu lieu durant la « bonanza marimbera » se sont perpétués et transmis de cette façon. « Ce qui m’intéresse par-dessus tout, s’emballe Ciro Guerra, c’est ce moment précis où les faits historiques se transforment en mythes. Depuis la nuit des temps, les hommes se sont servis du mythe pour essayer de donner un sens à leur existence chaotique. Et je suis convaincu que c’est la fonction et la signification qu’ont endossées les genres au cinéma aujourd’hui. Le film de gangsters, par exemple, n’est rien d’autre qu’une mythification de ce qui s’est passé au moment de la prohibition et de la naissance de la société moderne. Comme les mythes, les genres offrent une compréhension d’un monde qui en est sinon cruellement dépourvu. » « Ce film, c’est aussi une sorte de miroir tendu à la Colombie, reprend Cristina Gallego. Vous savez, ce n’est pas tous les jours facile d’être Colombien. Où que vous alliez, on vous associe à la drogue. Et ça pose même régulièrement problème dans les aéroports. Il est important de pouvoir regarder sa propre Histoire en face. »

Quant à savoir s’il y a un avenir créatif commun pour les deux cinéastes, rien ne semble moins sûr. Son prochain film, Ciro Guerra le pilote en tout cas en solo et en anglais. Soit l’ambitieuse adaptation de Waiting for the Barbarians, le roman de l’auteur sud-africain J. M. Coetzee, avec Robert Pattinson et Johnny Depp, en partie produit par ce dernier. « J’ai été approché par un certain nombre de producteurs hollywoodiens afin de réaliser un film là-bas. Mais je dois dire qu’il était difficile pour moi de trouver une matière intéressante à traiter. Cette proposition d’adapter Coetzee est alors apparue comme une opportunité un peu inespérée, parce que ce livre, justement, tourne autour de beaucoup de thématiques qui me sont chères. Je me suis donc lancé dans cette aventure de manière complètement naturelle. Il s’agit d’un récit humain et moral complexe qui parle, sur le mode de l’allégorie, du monde d’aujourd’hui. C’est vraiment un projet rêvé pour moi. »

Les Oiseaux de passage

De Ciro Guerra et Cristina Gallego. Avec José Acosta, Carmiña Martínez, Natalia Reyes. 2h05. Sortie: 10/04. ****

Le film est inspiré d’une histoire vraie, annonce sobrement l’ouverture. Et pour cause. Situant son action à la pointe nord de la Colombie entre la fin des années 60 et le début des années 80, Les Oiseaux de passage retrace la naissance d’un empire, celui des cartels de la drogue, à travers le destin mortifère de deux clans indigènes wayuu amenés presque par accident à mettre le doigt dans un engrenage faustien de déshumanisation organisée, la vente florissante de marijuana à la jeunesse dorée américaine conduisant bien assez tôt à une escalade dégénérée de la violence et au cercle sans fin des vexations familiales.

À la réalisation de ce film aux superbes images anti-spectaculaires découpé en cinq chants, à la manière d’une fable immémoriale, Ciro Guerra (l’halluciné L’Étreinte du serpent en 2015) s’associe avec sa productrice Cristina Gallego. Ensemble, ils font le pari culotté d’inscrire ce qui aurait pu n’être qu’un énième ersatz de Scarface à la mode colombienne dans une dimension quasiment ethnologique aux accents mythologiques. À la croisée des chemins entre strict respect des traditions et tentation outrée de la modernité, Les Oiseaux de passage condamne sans ambiguïté les dérives aveugles -appât délirant du gain et folie des grandeurs- du capitalisme. Intention très lisible s’exprimant sur le mode on ne peut plus louable d’une stricte sobriété. Ni voix off logorrhéique, ni montage syncopé, ni soundtrack qui envoie… À rebours total des canons télévisuels prédominants, sans rien céder à la tentation du divertissement facile ou de la surenchère stylisée, Guerra et Gallego déroulent un cinéma exigeant, jamais clinquant, qui donne de la valeur au temps et refuse les effets de manche. L’anti-Narcos par excellence, en somme.

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