Laurent Raphaël
Céline Sciamma rédac’ chef: le making of
La réalisatrice du splendide Portrait de la jeune fille en feu, Prix du scénario à Cannes, prend les commandes de Focus cette semaine, pour un numéro résolument politique et sensuel. Elle ne se contente pas de commenter l’actualité culturelle, elle partage aussi ses coups de coeur et ses indignations.
T-shirt blanc, jeans foncé… Avec son look androgyne et cette lueur de défi qui irradie son regard, Céline Sciamma ferait une meneuse de groupe de rock très crédible. C’est pourtant au cinéma qu’elle a choisi de faire entendre sa voix singulière. En quatre films, la réalisatrice de 40 ans s’est imposée comme l’une des figures majeures de la nouvelle vague féministe du cinéma français -aux côtés de Rebecca Zlotowski, Pascale Ferran ou Catherine Corsini-, avec comme thèmes de prédilection l’expression du désir féminin et la redéfinition de la carte des genres.
Après avoir creusé ces questions sur les terrains friables et inflammables de l’enfance (Tomboy) et de l’adolescence (Naissance des pieuvres et Bande de filles), elle les conjugue cette fois au passé mais toujours au féminin dans un film, Portrait de la jeune fille en feu, qui atteint des sommets émotionnels. Ce brasier intimiste, qui propose un nouvel imaginaire de l’amour -sans culpabilité, sans honte, sans violence, sans rapport de force-, lui a valu le Prix du scénario lors du dernier festival de Cannes et nous a donné l’envie irrépressible, comme une évidence, de lui confier les rênes de ce numéro. Pour ce qu’elle incarne aujourd’hui, pour les idées novatrices qu’elle porte -dans ses longs métrages ou au sein du Collectif 50/50 qui lutte pour une plus grande parité dans le cinéma-, et enfin pour cette capacité à « ramener la cérébralité du côté du désir« . Chez elle, le combat politique ne sent pas la vieille loque idéologique. Il s’habille des couleurs chatoyantes et électriques de la jeunesse, de la passion. Pour reprendre l’expression de la pionnière américaine du féminisme Donna Haraway, Sciamma habite le trouble, puisant dans ses affinités électives où se mêlent références intello et standards pop -Virginia Woolf, Proust, Hervé Guibert côtoient l’électro amniotique de Para One, complice de ses trois premiers films, les stand-uppers américains ou encore les scies pop de Rihanna- les ingrédients d’une vision désenclavée du monde.
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Sur la terrasse de l’hôtel branché du XXe arrondissement de Paris où elle nous a donné rendez-vous en cette journée d’août où toute la ville semble vous serrer dans sa main moite, elle affiche cet air sérieux et appliqué de celle qui a vaincu une timidité naturelle en la transformant en force tranquille autant que motrice. Après deux entretiens riches consacrés au cinéma (lire ici), ce troisième échange est l’occasion de déployer, entre deux cigarettes et deux silences introspectifs, une pensée en mouvement au-delà du périmètre de la toile, une pensée qui circule, qui élabore, qui interroge, qui doute, qui dénonce, qui s’enthousiasme pour les élans collectifs de la jeunesse -sur le climat notamment-, et qui cherche à faire voler en éclats les carcans assignant les individus, et les femmes en particulier, à un rôle défini, immuable selon un pseudo ordre naturel -sous-entendu patriarcal- des choses.
Sa force, c’est aussi sa curiosité intellectuelle, qui la pousse à fréquenter les lieux où la parole se régénère, se métamorphose, et notamment sur les réseaux sociaux. « Ce sont des espaces à la fois d’expression personnelle et d’expression collective, où on a l’impression qu’on peut créer du commun autour d’objets culturels, d’idées. Ce sont des endroits de prise de pouvoir, de rencontres. Ces dynamiques d’arborescence, de curiosité, d’une chose qui vous emmène à une autre, ce sont aussi des dynamiques de jeunesse: un chanteur qu’on aime vous conduit à un autre, on peut naviguer dans cette arborescence, moi j’ai toujours fonctionné comme ça« , confesse-t-elle.
Ce numéro dont elle est la curatrice porte sa griffe, mélange détonnant d’énergie positive, de sensualité, d’émulation, de questionnements et de réflexions pénétrantes.
La belle proposition d’intervenir au sein de Focus Vif a pris la forme d’une discussion, de commentaires ou de réactions autour de sujets choisis par la rédaction. Elle s’est aussi faite de suggestions plus personnelles autour d’objets culturels qui m’accompagnent parfois depuis toujours, parfois depuis quelques jours. Il y a les piliers sur lesquels on peut compter, les oeuvres qui nous ont structuré.e.s. Et puis les découvertes récentes qui, elles, nous fragilisent, nous troublent, nous font expérimenter des émotions nouvelles. C’est une joie particulière de découvrir une chanson qui donne à nouveau envie de danser. C’est une attente qui n’est jamais vaine, parce qu’on sait que ça arrivera à nouveau. On attend d’être frappé de ce sentiment qui est un mélange entre la surprise et l’évidence. On associe l’idée de se reconnaître dans une oeuvre avec l’idée de s’y projeter. C’est sans doute une façon de dire que nos enthousiasmes nous font avancer.
C’est peut-être cette tension -celle invisible qui existe entre les choses que l’on a aimées et celles qu’il nous reste à aimer- qui pourrait définir nos curiosités. C’est aussi la vocation d’un magazine culturel comme Focus Vif: prendre le risque de commenter et raconter le présent en l’aimant.
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