Céline Sciamma, le feu sacré

Céline Sciamma: "C'est un paradoxe, mais je n'arrêtais pas de réfléchir au fait que le cinéma, c'est toujours réinventer un monde, le réorganiser au minimum, et composer avec le réel." © RENAUD CALLEBAUT
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma s’aventure du côté du film d’époque pour signer une oeuvre résolument moderne, évoquant la création comme la condition de la femme à travers la relation incandescente entre une peintre et sa modèle dans la France du XVIIIe siècle. Un chef-d’oeuvre.

>> Lire aussi notre édito: Céline Sciamma rédac’ chef, le making of

Quatrième long métrage de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu (lire la critique) traduit une évolution sensible dans le chef de la cinéaste. Sa trilogie adolescente contemporaine derrière elle (lire sa filmographie ci-dessous), la réalisatrice s’aventure du côté du film d’époque sans pour autant que son cinéma n’y perde rien de sa cohérence, ni de sa modernité. Et d’explorer la relation unissant une peintre et sa modèle (Noémie Merlant et Adèle Haenel (1)) dans la France du XVIIIe siècle, libérant un flux d’émotions profondes tout en transcendant l’époque pour tendre à l’intemporel, et interroger au passage aussi bien la création que la condition de la femme. En résulte un film lumineux, évoqué en deux temps, l’entretien fiévreux consécutif à sa découverte dans le chaudron du festival de Cannes (dont la réalisatrice repartira avec le Prix du scénario) trouvant un prolongement, quelques semaines plus tard, dans la quiétude d’un jardin bruxellois.

Vous êtes-vous lancée dans ce projet par envie de vous frotter au film d’époque?

Ce n’était pas aussi clair que ça. Mais il y avait l’envie, après Bande de filles, un film vraiment très politique et dans le contemporain, d’arriver à faire un objet encore plus contemporain. Et possiblement, pour avoir cette liberté et aussi subvertir et embarquer les gens, d’aller dans le passé. C’est un paradoxe, mais je n’arrêtais pas de réfléchir au fait que le cinéma, c’est toujours réinventer un monde, le réorganiser au minimum, et composer avec le réel. Je sens toujours une frontière jusqu’où l’imaginaire est acceptable, surtout dans une culture française qui pense beaucoup au naturalisme. J’ai eu envie de pouvoir faire mon travail pleinement, de créer l’objet le plus moderne et le plus libre possible, et le passé m’a semblé être un bon endroit pour m’y autoriser. À quoi s’est ajoutée l’idée de venir avec une histoire peu racontée, dont l’actualité me semblait importante.

Vous avez opté pour une représentation assez austère. Était-ce une façon de vous affranchir des contraintes éventuelles?

Il y avait évidemment l’idée de ne pas surjouer l’accessoirisation, et de ne pas se laisser envahir ou intimider même par l’idée que le film d’époque implique plein d’expertise et de reconstitutions. S’y greffait la volonté d’être fidèle à la petite noblesse bretonne de l’époque qui, franchement, pouvait vivre dans de grands lieux vides, loin de l’opulence de la Cour, avec une austérité qui n’entre pas en contradiction avec la vérité historique du moment et du lieu que l’on regarde. Après, ce qui est paradoxal, c’est qu’alors que sur tous mes films, les intérieurs sont toujours du semi-studio, là, je ne suis pas intervenue sur le décor. On a tourné dans un château qui n’avait presque pas bougé depuis l’époque, on n’a rien repeint et à peine accessoirisé dans une idée d’arte povera, pour établir une ligne claire qui est celle de tous mes films, et travailler dans une dynamique de précision. C’est une des façons d’aborder la reconstitution. Si l’on prend Barry Lyndon de Stanley Kubrick, ce sont des grandes pièces toutes vides. Les vrais enjeux sont plutôt au niveau de la lumière. La ligne de démarcation entre les films se joue sur le nombre de robes, la présence d’une horloge, est-ce que les chandeliers sont dans le champ ou hors champ… Je n’ai pas essayé de déjouer la contrainte, mais bien de continuer à tracer une ligne de film en film, d’y aller encore plus loin.

Céline Sciamma, le feu sacré

Avez-vous eu des inspirations picturales?

Je m’intéresse beaucoup à l’Histoire de l’art du point de vue des femmes. J’ai fait de nombreuses recherches sur les femmes-peintres de cette époque. Je connaissais évidemment les stars: Elisabeth Vigée Le Brun, Artemisia Gentileschi, Angelica Kauffmann, mais très vite, j’ai découvert qu’il y avait un corpus plus fourni, et que cette période du XVIIIe correspondait à une scène artistique féminine très florissante, un moment d’émancipation pour les peintres femmes, notamment parce que le portrait était à la mode. J’ai découvert ce corpus, et c’était bouleversant, parce que l’Histoire de l’art les a effacées, ces images ne nous ont pas été transmises, nous privant d’une forme de mémoire, la mémoire de nos vies privées. Ça a constitué un choc, tout en légitimant le projet, et surtout l’envie d’inventer une peintre, ne pas faire de biopic sur le destin exceptionnel d’une femme forte surmontant les obstacles, mais raconter le quotidien d’une artiste à cette époque. Il n’y a pas de tableau qui raconte ce qu’est avorter, ni beaucoup de littérature qui relate ce que c’était de tomber amoureuse dans les siècles précédents. Et le cinéma peut réparer ça, en nous donnant de la mémoire.

Comment analysez-vous le fait que cette scène artistique florissante ait été à ce point occultée?

Les tableaux se trouvent au Louvre. Mais si on prend Elisabeth Vigée Le Brun par exemple, qui était la peintre officielle de Marie-Antoinette, la première à avoir décorseté les femmes, et avait beaucoup de pouvoir, elle n’a pas bénéficié d’exposition officielle en France avant 2001. Il y a eu une volonté de ne pas exposer ce travail. Bon nombre de femmes ont vu leur corpus attribué ensuite à leur conjoint, parce que globalement, elles étaient souvent femmes ou filles de peintres. C’est simple… C’est comme le mot autrice: on est là à débattre de l’émergence de ce mot comme s’il fallait l’inventer, mais il a été créé au même moment que le mot actrice. On a choisi de garder actrice et interprète, et autrice a été effacé, l’Académie française a dit non. Maintenant qu’ils ont décidé de le remettre, on les applaudit, mais il s’agit quand même de gens qui décident dans une pièce de quel mot on emploie, quelle histoire on raconte. Dans les Histoires de l’art, on voit les effacements au gré des éditions et des rééditions, je ne l’explique pas autrement que par une volonté politique, une forme de mépris, une volonté de ne pas partager au sens large.

Comment votre collaboration avec la peintre Hélène Delmaire a-t-elle fonctionné?

J’avais envie de travailler avec une peintre contemporaine, pas une copiste ou une peintre de cinéma, parce qu’il y avait justement l’idée d’inventer, et ce tableau à faire. On aurait très bien pu prendre un tableau existant et demander à une copiste de le faire en direct pour nous, mais je tenais à la création, et je voulais qu’elle ait l’âge du personnage et des deux actrices, elles ont toutes les trois 30 ans. Nous avons vraiment travaillé à trouver le style, nous avons passé des heures et des heures à discuter, je pourrais faire une expo des tableaux aux différentes étapes, ça a représenté un travail titanesque. La plupart des films sur la peinture parlent de peintres dont on connaît le travail. Et je comprends, tant il est difficile d’inventer un artiste. Hélène ne connaissait pas du tout le cinéma, elle était tous les jours sur le plateau, comme doublure, et elle peignait.

Comment l’histoire d’amour au coeur du film s’est-elle dessinée?

J’y ai rêvé pendant trois ans avant de me mettre vraiment à écrire. Il fallait arriver à aligner tous les désirs, et chercher une forme: comment raconter une histoire d’amour, mais aussi le souvenir d’une histoire d’amour. Comment chroniquer pas à pas ce que c’est que tomber amoureux avec tous les outils du cinéma, le plaisir de la mise en scène du délai, de la frustration, de l’attente, de la réciprocité. Et pouvoir, en même temps, convoquer l’amplitude d’une histoire d’amour une fois qu’elle est vécue et reçue, sa philosophie et sa dimension émancipatrice. Je voulais les deux, et j’ai longtemps cherché comment construire ce rythme, cette alchimie entre un dialogue amoureux et un discours sur l’amour.

Céline Sciamma, le feu sacré

Vous convoquez le mythe d’Orphée et Eurydice, qui correspond pour moi au moment de bascule du film, qui entre alors dans une dimension à la fois sensuelle et spirituelle…

Beaucoup de gens me parlent d’une bascule dans le film, sans jamais la mettre au même endroit, ce que je trouve passionnant. Pour moi, comme spectatrice qui a vu le film 90 fois, la bascule se situe au moment où elle voit, elle, le tableau, et où elle dit « c’est moi, vous me voyez comme cela« . Pour moi, c’est la bascule, parce que c’est une bascule d’échange intellectuel, et d’humour aussi. Du coup, les deux personnages sont à égalité de savoir, et de rapport. Le film est vraiment construit sur une question d’égalité entre les personnages, et un rapport horizontal et non vertical entre l’artiste et le modèle. Pour moi, la bascule est là, pour vous chez Eurydice, pour d’autres dans la scène où le tableau brûle ou dans celle du premier baiser. Ce que ça raconte, c’est qu’à un moment, on finit par plonger dans le film et s’y abandonner, pour finalement se mettre à le parler. J’espère que pour chacun, quand ce moment de bascule a lieu, c’est le moment où le film laisse la place au spectateur. J’essaie toujours de construire mes films comme des évolutions vers l’endroit où le spectateur a sa place pour lui-même et pour sa propre histoire. C’est important de penser comme ça quand on parle d’amour, et de laisser la place à ses propres émotions.

Il n’y a, dans votre film, aucun plan sans femme, vous mettez en scène un monde sans hommes pratiquement. Pourquoi ce parti pris?

Je n’avais pas envie d’être du côté d’un amour impossible, ni de dessiner les rails d’un monde qu’on connaît très bien. Je ne voulais pas les mettre en conflit avec le monde, j’avais envie qu’elles aient l’opportunité de vivre plein de choses, d’être du côté du possible. Si on commence à y intégrer le patriarcat, l’autorité, on finit par raconter la même histoire. Il s’agissait moins de penser une utopie que d’éviter la convention d’adversités permanentes et connues, pour se concentrer sur ce qu’on ne raconte pas. Je ne voulais pas mettre ces femmes dans une situation de conflit, même de penser est-ce possible pour elles de vivre cette histoire du futur? On va dire que le patriarcat, c’est comme dans Titanic, le bateau va couler. Je ne dis pas que le patriarcat va couler, même si je le souhaite de tout mon coeur, pour nous tous et nous toutes. Mais il y a un inéluctable que je n’avais pas envie de raconter: je préférais raconter ce qui était possible, pour embrasser aussi le reste.

Le film refuse d’ailleurs obstinément de s’inscrire du côté de la frustration: vous parlez du possible, de même qu’au niveau de l’histoire d’amour, il y a l’idée de ne pas s’arrêter aux regrets mais bien au souvenir. On peut y voir les deux versants d’une même volonté.

Le film veut raconter à la fois la naissance d’un amour et son héritage, en le présentant comme émancipateur. Le choix de se souvenir plutôt que de regretter, c’est celui de continuer d’être habité par la présence de quelqu’un. Ou alors, en son absence, que l’endroit qu’il n’occupe plus reste rempli d’idées et de beauté. Le rapport entre l’amour et la création qu’on trouve dans le film, la collaboration et le dialogue amoureux, existe aussi à l’étage supérieur, qui va être la résonance entre un amour et l’art, la beauté. Comment nos amours sont la curation de nos futures curiosités et non juste ce qui nous a marqués sur le moment.

Comment avez-vous envisagé la représentation de la sexualité à l’écran, et le fait que tout en restant pudique, elle soit d’une sensualité vertigineuse?

J’espérais faire un film épidermique, avec son érotisme, son courage à cet endroit-là. J’ai vachement pensé à comment filmer des sujets dans la sexualité, pas des objets, mais des femmes qui soient des sujets de leur sexualité, avec un spectateur lui-même sujet. C’est-à-dire comment se sentir à sa place dans l’image, ne pas se sentir voyeur, être dans la complicité. C’est un film à combustion lente, qui monte et joue beaucoup de la frustration, du pas à pas. Ensuite, même dans les images de passage à l’acte, que ce soient les deux baisers ou la scène avec l’aisselle -l’une de celles pour lesquelles j’ai fait le film-, il y avait l’idée de comment créer une nouvelle image excitante avec son humour, parce que la légèreté fait tellement partie de la sexualité, et comment y perdre le spectateur. Comment ne pas faire d’une image de sexualité une image informative d’un passage à l’acte, mais une image ayant son trouble et qui nous trouble, y compris même là où on est. J’ai été très volontaire là-dessus, et sur le fait de croire en tous les outils du cinéma pour produire de la sensualité.

Le titre du film est très beau et très prometteur, mais aussi très particulier. A-t-il toujours été là?

Il figurait déjà sur la page de garde, alors que derrière, il n’y avait pas encore grand-chose. Il a toujours été là, et je crois qu’il a constitué un guide: il fallait garder le feu, toujours, et en même temps l’alimenter…

(1) On lira l’interview d’Adèle Haenel dans Weekend.

Noémie Merlant, portrait d’une actrice

Céline Sciamma, le feu sacré

La révélation de Portrait de la jeune fille en feu, c’est elle, incontestablement. Dans le rôle de la peintre faisant face à un modèle distant avant que les barrières ne s’estompent, Noémie Merlant embrase l’écran, regard perçant sur port volontaire. Modèle, la comédienne, huit ans de carrière l’air de rien, l’a été dans une autre vie. Ou plutôt mannequin, métier dont elle confie n’avoir pas encore compris l’intérêt, si ce n’est que « ça m’a permis d’apprendre l’anglais, de payer le Cours Florent, et d’être un peu décomplexée avec mon corps devant la caméra, ce qui, pour le jeu d’actrice, n’est pas mal« . Le Cours Florent donc, elle le fréquente de 2007 à 2011, résultat d’un désir encore diffus à l’époque: « C’est venu assez tard. J’avais en moi un désir de jouer sans trop savoir ce que c’était, parce que je n’avais pas de culture cinématographique ni théâtrale. Jusqu’au jour où, à 17 ans, mon père m’a proposé de suivre des cours de théâtre. Il m’a un peu guidée, comme s’il l’avait senti. C’est étonnant parce que lui-même n’est pas du tout de ce milieu. Une fois sur un plateau du Cours Florent, je me suis dit « mais oui, c’est ça« .

Sororité retrouvée

La suite coule de source, ou presque: Delphine Gleize la fait jouer dans La Permission de minuit, après quoi les rôles s’enchaînent, pour Marie-Castille Mention-Schaar, par exemple, avec qui elle tourne Les Héritiers, Le ciel attendra et La Fête des mères; Mélanie Laurent, le temps de Plonger; Lou Jeunet, pour Curiosa… -des réalisatrices le plus souvent, mais pas exclusivement, il y a aussi Laurent Tirard (Le Retour du héros) ou Kim Chapiron (La Crème de la crème). Elle commente: « C’est une coïncidence, mais je trouve ça très chouette au final, cela montre qu’il y a de plus en plus de femmes réalisatrices, donc c’est bien… » Céline Sciamma est l’une d’elles, mais beaucoup plus aussi. Noémie Merlant raconte combien leur rencontre l’a marquée: « Quand on travaille avec elle, ça va au-delà de l’expérience d’un film, c’est une vision du monde qu’elle partage, de comment apprendre à s’écouter nous, qui l’on est, nos choix. C’est vraiment une collaboration, qui dépasse le cadre du tournage. » Tout en l’irriguant en profondeur, le film, et, en son coeur, la relation entre Marianne, la peintre, et Héloïse, son modèle -Adèle Haenel, lumineuse- s’épanouissant dans l’échange et le dialogue des regards. « Marianne a besoin du regard d’Héloïse pour trouver la vérité de son travail, trouver qui elle est en tant que femme et en tant qu’artiste. Ce film apprend que découvrir qui l’on est passe par l’autre également. En ce sens, c’était intéressant de me faire guider par Céline pour trouver aussi qui je suis en tant que femme. Je sentais son regard sur nous pendant qu’on tournait, et il y avait beaucoup d’échos avec le regard de Marianne et Héloïse. » Quelque chose de l’ordre d’une sororité retrouvée, ouvrant sur un jeu vertigineux de possibles. Comme si, à tout juste 30 ans, le parcours de Noémie Merlant ne faisait que commencer…

Filmographie

Céline Sciamma, le feu sacré

Naissance des pieuvres (2007)

Trois filles, Marie, Anne et Floriane, à l’été de leurs quinze ans, des premiers élans amoureux et des cours de natation synchronisée. Le premier long métrage de Céline Sciamma consacre la naissance d’une réalisatrice, mais aussi d’une actrice, Adèle Haenel, au coeur de ce ballet nautique à trois voix filmant l’adolescence, ses frictions et ses flottements, mais aussi la naissance du désir avec une intensité rare, libérant les émotions à l’abri du moindre sentimentalisme comme des ressorts traditionnels du teen-movie…

Céline Sciamma, le feu sacré

Tomboy (2011)

Lorsqu’elle emménage avec sa famille dans un nouveau quartier, c’est tout naturellement que Laure (l’épatante Zoé Héran), dix ans, décide de faire croire à ses camarades qu’elle est un garçon répondant au nom de Michaël. Un jeu sur l’identité prenant des contours incertains lorsque Lisa, une fillette, s’éprend du garçon manqué… Céline Sciamma traite avec douceur et justesse un sujet sensible, questionnant tout autant l’identité sexuelle que le regard des autres. Un petit bijou, solaire et sensible.

Céline Sciamma, le feu sacré

Bande de filles (2016)

À seize ans, Marieme, une fille d’une cité de la banlieue parisienne, ressemble à un concentré de frustrations. Moment où sa route croise celle d’un trio d' »affranchies » qui vont l’adouber, et aux côtés desquelles elle va embrasser l’existence avec la fougue de son âge. Céline Sciamma boucle sa trilogie adolescente en déclinant La Fureur de vivre au féminin black contemporain. Soit, autour de la construction de l’identité, un film aussi électrisant que percutant; en un mot comme en cent, magistral.

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