Bertrand Tavernier est décédé: notre dernière interview avec le réalisateur

Bertrand Tavernier © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Le réalisateur, scénariste et producteur Bertrand Tavernier est décédé ce jeudi à l’âge de 79 ans, à Sainte-Maxime dans le Var. C’est l’Institut Lumière, dont il était le président, qui a annoncé la triste nouvelle. En guise d’hommage, revoici l’entretien qu’il nous accordait à l’occasion de son dernier film, le documentaire Voyage à travers le cinéma français.

Article initialement paru dans le Focus Vif du 7 octobre 2016. Nous le republions ici suite à l’annonce du décès du réalisateur, ce 25 mars 2021.

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LE TEMPS RETROUVÉ

Comme Philippe Noiret dans son Horloger de Saint-Paul, Bertrand Tavernier remonte le temps dans un documentaire érudit et passionné, savoureuse madeleine à la subjectivité revendiquée où il se raconte à travers l’histoire du cinéma français.

« C’est un film sur toi qui, tout à coup, devient un film sur nous. » Voilà ce que Jean-Paul Rappeneau a écrit à Bertrand Tavernier à propos de son Voyage à travers le cinéma français. On ne saurait guère mieux dire. Dans un élan gourmand de passion cinéphile, le réalisateur lyonnais y raccroche son histoire personnelle à celle du 7e art hexagonal, de Jacques Becker à Claude Sautet, de Jean Renoir à Jean-Pierre Melville, de Marcel Carné à Edmond T. Gréville… Et donne envie de voir et de revoir des dizaines de films. Explications.

Vous avez beaucoup écrit sur le cinéma américain, dont vous avez par le passé largement contribué à populariser certains noms en tant que critique, mais aussi via votre ciné-club, le Nickel Odéon. Pourquoi faire ce film aujourd’hui?

Cela fait très longtemps que j’avais envie de parler du cinéma français. Je tiens un blog depuis des années où je parle énormément de films hexagonaux à travers des sorties DVD (1). À l’Institut Lumière à Lyon, nous avons organisé des hommages à Claude Autant-Lara, Henri Decoin, des cinéastes pas forcément cotés… Ma passion pour le cinéma français est égale à celle que j’entretiens pour le cinéma américain. J’ai l’avantage d’avoir connu beaucoup de gens dans le milieu et d’y avoir entendu des choses parfois étonnantes.

Le parcours que vous proposez à travers l’histoire du cinéma français est très subjectif et ne tend à aucun moment vers un souci d’exhaustivité. Quand vous parlez des acteurs, par exemple, vous vous en tenez essentiellement à Jean Gabin et… Eddie Constantine…

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Si je les choisis, c’est qu’il y a des raisons. S’agissant de Gabin, en termes de pure qualité de jeu, j’aurais tout aussi bien pu parler d’un Charles Vanel ou d’un Fernand Ledoux. Mais Gabin est une figure unique dans le paysage du cinéma français. Dans les années 30, il est le moteur d’un nombre appréciable de films. Ce dont aucun autre acteur ne peut se targuer. Il achète les droits des livres avec les metteurs en scène. Il fonde des sociétés de production. Renoir ne peut faire La Grande Illusion que parce qu’il y a Gabin. Il n’y a pas d’autre cas de comédien français à ce point impliqué. Vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas. Et Constantine, je l’ai choisi parce que c’est quelqu’un qui, dans les années 50, change le visage du cinéma policier en France. Il amène quelque chose de différent. Moi je l’adorais, c’est quelqu’un dont j’allais voir tous les films dès qu’ils sortaient, je les attendais comme des paroles d’Évangile. Alors oui, il y en a beaucoup qui n’étaient pas bons. Mais ceux qu’il a tournés pour Jean Sacha ou John Berry sont épatants. Et le Lucky Jo de Michel Deville est un film formidable.

On le comprend très vite, ce parcours est aussi subjectif parce qu’il fait écho à votre histoire personnelle. Au début du film, vous faites ce parallèle étonnant entre les lumières du cinéma et celles de la Libération…

À trois ans, j’étais sur une terrasse à Lyon au moment de la Libération, avec des fusées éclairantes dans le ciel. Et ces éblouissements, ces cris, ils me revenaient systématiquement, plus tard, quand je me retrouvais au cinéma. J’éprouvais dans cette lumière inondant soudainement un écran blanc un sentiment similaire à celui qui me saisissait quand ces fusées éclairaient un ciel virant au crépuscule. J’ai associé ces éclats de lumière à une notion d’espoir. Et c’est ce qui a fait dire à Godard, dont j’ai été l’attaché de presse: « Avec Bertrand, nous sommes les enfants de la Libération et de la Cinémathèque. » Il opposait cela à des gens qui étaient les enfants de La Femis et de Canal+ (sourire).

Vous vous appliquez à dégager des lignes de force typiquement françaises chez les cinéastes que vous choisissez d’aborder…

Oui, parce que ces spécificités sautent aux yeux. Prenez Jean-Pierre Melville. Il fantasmait sur le cinéma de William Wyler, à vrai dire il ne jurait même que par lui. Et moi, je vois ses films et j’y trouve du Bresson. Il y a des audaces chez Melville qui auraient été impensables outre-Atlantique -avec toute l’admiration que je peux avoir pour Wyler, qui a fait des films formidables. Son utilisation de la musique, par exemple. Dans Le Doulos, elle est très parcimonieuse. Pensez à cette scène où Reggiani enterre son butin sous un lampadaire et tout à coup on entend des bruits de pas de gens qui cavalent. D’abord, il n’y a pas de contre-champ. Dans un film américain, vous en auriez un. Ensuite, il n’y a pas une note de musique dans cette scène. Et puis il y a plein d’autres choses, comme la longueur des plans, qui font que, ironiquement, ces films qui se réclamaient du cinéma américain ne sortaient pas en Amérique. Ils sont sortis très tard là-bas, les films de Melville…

Vous prenez toujours soin de distinguer l’homme de l’artiste dans vos évocations…

Oui, c’est important. Le cas de Renoir est à éloquent à cet égard. Gabin a été affreusement blessé par sa conduite durant la guerre, quand il lui a écrit pour lui dire qu’il partait chez les Américains afin de les convaincre du bien-fondé du régime de Pétain. Pour Gabin, c’était tout simplement inacceptable. D’ailleurs leurs retrouvailles sur French Cancan en 1954 seront professionnelles mais pas chaleureuses. Pendant ce temps, Gabin, lui, fait la campagne d’Italie, la campagne de France, il se bat pour défendre son pays. Renoir était le dieu de Gabin, et il continuera à l’être d’un pur point de vue cinématographique, mais pas en tant qu’être humain. Ce qui lui fera dire un jour: « Comme metteur en scène, un génie. Comme homme, une pute. » La guerre, c’est une cassure pour Gabin. Il en revient avec les cheveux blancs. Il retrouve sa ferme pillée par les paysans normands. Son engagement n’est reconnu par personne. Les bouquins sur Gabin dans les années 50 parlent de sa trahison sociale: il n’est plus l’homme du Front populaire, il s’est embourgeoisé dans le choix de ses films, etc. C’est l’époque qui s’est embourgeoisée, pas lui. Et puis les gens qui disent ça sont des gens qui ne voient pas les films. Il n’est pas bourgeois dans Des gens sans importance, ni dans Gas-oil, ni dans La Nuit est mon royaume… À chaque fois, il est ouvrier. Mais à un moment, il va passer un âge qui l’amène vers d’autres rôles. En ça, il suit essentiellement l’évolution de la France. Il va être avocat, président du conseil… Dans Le Président de Verneuil, il déclare: « Je suis pour l’Europe des travailleurs contre l’Europe des actionnaires. » C’est pas François Hollande qui a dit ça, hein… Et quand on lui dit: « Vous devez quand même admettre qu’il y a des patrons de gauche. » Il répond: « Il y a aussi des poissons volants mais ils ne constituent pas la majorité de l’espèce. » Qu’on ne vienne pas me dire que c’est de l’embourgeoisement…

Bertrand Tavernier.
Bertrand Tavernier.© DR

Vous dites souvent que lorsque vous portez la casquette de cinéaste, vous n’êtes plus cinéphile. Mais quand, dans votre Voyage, vous analysez par exemple l’oeuvre d’un Jacques Becker, vous insistez sur le fait que ses personnages sont toujours au travail, soit l’une des caractéristiques majeures de votre propre cinéma. Donc là, votre cinéphilie infuse tout de même clairement votre travail de réalisateur…

Oui, c’est vrai. Cette dramaturgie du travail, ça a été une leçon essentielle pour moi, que j’ai toujours voulu appliquer dans mes films. Parce qu’il y a beaucoup trop d’indolents dans le cinéma français. Alors là oui, c’est vrai, ma cinéphilie influence mon travail de réalisateur. Mais pour le reste, je refuse d’être un cinéaste qui cite, qui se réfère à quelqu’un d’autre. Au contraire d’un Tarantino, par exemple, qui écrit un scénario en référence directe à des films préexistants. Moi je ne vais jamais chercher à reproduire telle scène ou tel plan. J’admire beaucoup Tarantino, mais je me pose quand même des questions. Comment cela se fait-il, avec toute l’estime que j’ai pour lui, que ses films sources soient le plus souvent des nanars aussi éprouvants? Des longs métrages d’exploitation mal filmés, mal photographiés, mal joués… Sa manière de les transcender est formidable mais s’il partait d’un bon film un jour, est-ce que ça ne pourrait pas être mieux? Je trouve ça très interpellant chez lui.

Ma cinéphilie influence mon travail de réalisateur.

Vous n’êtes jamais dans un esprit de chapelle, de clan, jamais dans cette idée de politique des auteurs jadis chère aux Cahiers du cinéma, qui fustigeaient l’académisme, le conformisme du cinéma français « de papa », ce que Truffaut appelait la « tradition de la qualité »…

L’idée même de tradition de la qualité est une erreur. C’est un label que, selon l’humeur, on a collé sur des cinéastes parfois sans aucune raison. Ça peut très bien s’appliquer à certains films de ces réalisateurs. Certains films de Jean Delannoy ou Yves Allégret, par exemple. Mais pas du tout à d’autres. Macao, l’enfer du jeu de Delannoy, ce n’est pas du tout de la tradition de la qualité. Il y a une joie de filmer… Le Garçon sauvage, c’est un film épatant d’audace. Idem pour Autant-Lara: il y a des films où on le sent derrière l’image, il habite ses films. Certains sont horriblement mauvais, certes, mais Occupe-toi d’Amélie, Le Mariage de Chiffon, Douce, En cas de malheur ou La Traversée de Paris sont des films surprenants, où l’on sent un engagement, une volonté de filmer. Il y a chez lui une force féministe très particulière aussi, il est le seul cinéaste à avoir consacré deux films, en forme de plaidoyers, à l’avortement. Personne dans la Nouvelle Vague ne s’intéressera à ce sujet. Les disciples de Truffaut, bien plus que Truffaut lui-même, ont souvent joué les ayatollahs de manière absurdement volontariste et cléricale. Moi je déteste les étiquettes. Elles ne sont là que pour permettre à des critiques paresseux de ne pas faire leur boulot. Le péché mignon des critiques français, c’est qu’ils étaient incapables de louer quelqu’un sans en attaquer un autre. Il fallait défendre Rossellini, on éreintait De Sica. Arrêtons les guerres de religion. Soyons ouverts à la surprise.

Il y a des cinéastes français aujourd’hui que vous avez particulièrement envie de défendre?

J’ai beaucoup défendu Gaspar Noé à ses débuts, quand c’était nécessaire. Aujourd’hui, il n’en a plus besoin (sourire). J’ai adoré le Saint Laurent de Bonello… Mais moi je ne suis pas critique de cinéma, ce n’est pas à moi de commenter l’actualité. Mon rôle est plutôt de militer à la SACD afin de défendre le droit d’auteur, de me battre au niveau européen, notamment contre cette politique de défiscalisation de monsieur Juncker qui a longtemps prévalu et qui permettait à toutes les grosses boîtes américaines de bénéficier d’un traitement fiscal incroyablement privilégié. Quelle imbécillité! Et aujourd’hui, on a élu à la tête de la Commission cet apôtre de la dérégulation. Donc c’est à Juncker qu’on doit demander des comptes désormais. Sérieusement… C’est un peu comme si vous demandiez à Al Capone de se soucier de la probité du commerce international.

(1) www.tavernier.blog.sacd.fr

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