Benedetta: nos interviews de Paul Verhoeven et Virginie Efira
Trois ans après son tournage, la Benedetta de Paul Verhoeven débarque enfin sur les écrans. Devant la caméra du cinéaste hollandais, l’histoire de la nonne mystique et saphique incarnée par Virginie Efira tourne à la farce. Rencontre, à Cannes.
On avait fini par désespérer d’un jour découvrir Benedetta, le dernier opus de Paul Verhoeven. Terminé il y a plus de deux ans, le film n’avait pu être présenté à Cannes dans la foulée, le cinéaste hollandais devant subir une opération à la hanche. Quant à l’édition 2020 du raout cannois, on sait ce qu’il en advint, la manifestation n’étant pas organisée pour cause de pandémie. La troisième fois serait donc la bonne, le seizième long métrage du réalisateur de Elle, porté par une réputation sulfureuse, comptant parmi les plus attendus du millésime 2021 du Festival. À l’autopsie, le film se révélera plus kitsch qu’autre chose, ne suscitant que quelques vaguelettes sur la Croisette. Pas de quoi déstabiliser un Verhoeven prêt à en découdre avec une ironie affûtée. « Quand je lis de mauvaises critiques de mon film, il est y toujours question du fait que ces nonnes chient ensemble, commence-t-il. Comme si c’était inhabituel. Je peux vous assurer que c’était le cas quand j’étais à l’armée, et que ça se passait également comme ça dans les monastères. On pointe cet élément comme si j’avais imaginé quelque chose d’atroce, mais je n’ai rien inventé. » Ou encore, concernant la nudité et la dimension érotique du film: « La plupart des gens, à l’époque comme aujourd’hui, se dénudent quand ils ont des relations sexuelles. J’ai vécu aux Pays-Bas dans les années 70, et sur les plages, comme d’ailleurs ici à la Côte d’Azur, les femmes circulaient seins nus. Il y a eu une période de liberté, et personne n’y prêtait attention, les gens n’avaient rien de voyeurs essayant de reluquer. Aujourd’hui, le corps humain est à nouveau un fruit défendu. Mais j’ai tourné un film historique, suivant les normes de l’époque et non celles d’aujourd’hui. Ce qui est montré l’est correctement. »
L’impensable saphisme
Keetje Tippel, Soldaat van Orange, Flesh + Blood: le passé a régulièrement inspiré Paul Verhoeven, qui a même consacré un ouvrage à Jésus de Nazareth, qu’il espère porter un jour à l’écran. À l’origine de Benedetta, on trouve un autre livre, Soeur Benedetta, entre sainte et lesbienne, écrit par Judith C. Brown, historienne de l’université de Stanford, au mitan des années 80, au départ du verbatim du procès de Benedetta Carlini qui s’était tenu en 1625 à Florence. Un ouvrage ayant attiré l’attention de Gerard Soeterman, scénariste des films hollandais de Verhoeven, qui le lui a recommandé. « J’ai trouvé le sujet intéressant, mais aussi unique, explique le réalisateur. J’ai été attiré par le mélange de chrétienté et de sexualité lesbienne. Le verbatim du procès de Benedetta Carlini constitue le seul témoignage sur une relation lesbienne dans la Renaissance. Judith Brown l’a découvert par hasard, en faisant des recherches pour un autre projet. Une chose intéressante, c’est que le greffier était tellement choqué par la déposition de Bartolomea, la nonne qui couchait avec Benedetta, qu’il ne pouvait plus écrire correctement, certains passages sont raturés. Les descriptions sont extrêmement détaillées, avec des éléments sexuels très précis: comment elles se léchaient, le nombre de fois qu’elles faisaient l’amour… Il m’a tout de suite semblé que ça ferait un film intéressant, par goût pour le passé, mais aussi vu la position des femmes à l’époque, au XVIIe siècle. Une relation lesbienne était impensable aux yeux des gens: une femme ne pouvait être attirée par une autre, mais ne pouvait l’être que par le mâle, supérieur. C’est comme ça que l’Église voyait les choses, et si deux femmes étaient ensemble, il va sans dire qu’elles étaient coupables -les femmes ayant des relations sexuelles entre elles étaient condamnées au bûcher. Même l’Église, responsable de l’Inquisition, des croisades et de tant d’atrocités, a fini par considérer que c’était excessif: la loi a été un peu adoucie, stipulant que si deux femmes couchaient ensemble, elles seraient punies, mais que si elles utilisaient un instrument, elles seraient brûlées. »
Précision d’autant plus utile que si le film a fait parler de lui à Cannes, c’est moins en raison de son sujet à la résonance pourtant contemporaine, que pour une scène où Benedetta et Bartolomea recourent à une statuette de la vierge en guise de sextoy, moment n’ayant pas manqué de susciter l’hilarité lors de la projection de presse. « Les gens ont ri parce que les actrices ont veillé à ce que ça reste léger. Cette scène ne pouvait pas être trop lourde. Mais je suis surpris que l’on mette à ce point l’accent sur ce détail: beaucoup de femmes, dans le monde, utilisent des godemichés pour le plaisir, pour la masturbation, avec leur mari ou sans, on le fait aujourd’hui et on le faisait certainement à l’époque. » S’il énonce là une vérité incontestable, qu’il y ait eu, dans le chef de Verhoeven, un soupçon de provoc facile ne fait guère plus de doute. Sans que le film y ait gagné grand-chose, au contraire, glissant insensiblement du côté de la farce. Et cela, même si le réalisateur s’en défend: « Si vous l’avez perçu comme une farce, ce n’était pas du tout mon intention. C’est censé être un film amusant et enjoué, comportant des éléments de comédie noire mais aussi de tragédie. Une certaine légèreté m’a clairement paru indispensable: RoboCop était très violent, mais avec de la légèreté, Total Recall est bien sûr violent, mais est aussi amusant: je veille, dans la plupart de mes films, à ce que, à côté de la violence ou de la sexualité, on trouve toujours un peu de légèreté et de lumière… » Suivant un dosage parfois incertain mais, Starship Troopers et autre Showgirls l’ont démontré, l’artiste n’est pas de ceux que la controverse effraie.
Une histoire de panties
Une autre controverse qui a d’ailleurs le don de beaucoup l’amuser, c’est celle liée à Basic Instinct et à la scène dévoilant l’intimité de Sharon Stone, dont l’actrice écrivait encore tout récemment dans ses Mémoires que le réalisateur lui avait certifié qu’on ne verrait rien à l’écran. « Comment aurait-elle pu ne pas savoir alors que la caméra était à ça d’elle, mime-t-il. Elle a retiré ses panties et, détail intéressant qu’elle omet de mentionner, elle me les a offerts en cadeau. Ma femme Martine les a lavés, je n’invente rien. Elle a une nouvelle théorie: elle dit n’avoir été au courant de rien, s’être sentie trahie, et avoir quitté la projection en me giflant, alors que je n’y assistais même pas. Et puis elle ajoute avoir ensuite réfléchi et s’être mise à ma place, pour conclure que si elle avait eu cette prise à disposition, elle l’aurait utilisée… Nous sommes en bons termes: nos différends se réduisent désormais à « tes souvenirs ne sont pas les mêmes que les miens ». Mais ma mémoire est meilleure que la sienne… » Trente ans plus tard, le thriller érotique (qui ressortira sur les écrans dans une restauration 4K le 29 septembre prochain) est, du reste, devenu un classique. Et la Benedetta de Virginie Efira s’inscrit limpidement dans la lignée de la Catherine Tramell de Sharon Stone. Basic Instinct?
Rompue aux aléas de la promotion du haut de ses quinze ans de carrière au cinéma, Virginie Efira a pourtant dû faire face à un cas de figure inédit pour Benedetta: parler d’un film tourné trois ans plus tôt. Pas de quoi déstabiliser la comédienne, confessant avec un large sourire: « Travailler avec Paul Verhoeven et observer la précision avec laquelle il fait ses films est à ce point incroyable que je me souviens encore de tout aujourd’hui. Même si je m’étais faite à l’idée que le film ne sorte jamais… » Le réalisateur néerlandais, l’actrice l’avait déjà côtoyé en 2016 pour Elle, où elle évoluait dans l’ombre d’Isabelle Huppert. Rien à voir donc avec Benedetta, dont elle tient le rôle-titre, celui de Benedetta Carlini, nonne mystique et saphique dont la conduite va secouer la vie d’un couvent toscan au XVIIe siècle. Un emploi dont elle s’acquitte avec un incontestable aplomb, s’inscrivant dans la lignée des héroïnes de Verhoeven, la Sharon Stone de Basic Instinct, la Carice Van Houten de Black Book ou la Huppert de Elle, donc. « J’aime le genre de rôles qu’il écrit pour des femmes, poursuit-elle. J’avais quinze ans quand j’ai vu Basic Instinct. À cet âge-là, je n’avais pas encore lu Simone de Beauvoir, et mon féminisme vient aussi de ses films: ce sont des femmes qui ne se sentent pas coupables de leur désir, qui ne laissent pas le terrain de la sexualité aux hommes, et qui décident d’inverser le rapport de domination-soumission. À quinze ou seize ans, ma démarche féministe n’était pas consciente ou intellectuelle, mais j’ai vu les films de Verhoeven, ça m’a plu et m’a formée.«
La vérité du corps
Comme souvent avec le réalisateur de Showgirls –film qu’Efira dit beaucoup aimer, son préféré restant Turkish Delight-, Benedetta a débarqué sur les écrans cannois précédé d’une réputation sulfureuse. « Les gens n’ayant pas vu le film peuvent imaginer quelque chose de très provocateur, sans rien derrière. Mais quand on voit le film, c’est le reflet de la subjectivité de Benedetta Carlini, une femme ayant vraiment existé, tout est tiré du formidable ouvrage que lui a consacré Judith C. Brown. La critique ne porte pas sur la foi, mais bien sur le dogme. On sait que Verhoeven va recourir à des images fortes, mais quand on voit Benedetta, il s’agit de la subjectivité d’une personne qui avait une sorte de pathologie schizophrénique et a trouvé un moyen de conserver sa foi et de découvrir son corps, alors que pour l’institution catholique, le corps n’existe pas. » Non sans que le profil de Benedetta demeure incertain, dont on ne peut exclure qu’elle ait été aussi une manipulatrice. « Pour moi, c’est un grand film sur la croyance. Ce qui la guide avant tout, c’est la relation intime qu’elle a avec l’au-delà, avec le sentiment d’impunité qui en découle« , observe encore l’actrice.
Benedetta, et ce n’est pas une surprise dans le chef de Verhoeven, est un film très physique -en quoi Virginie Efira s’est plutôt sentie à l’aise. « Ce qui est difficile, c’est de travailler avec un réalisateur qui n’a pas tellement d’exigence, qui a peur ou qui se cache. Quand c’est Paul Verhoeven et qu’on aime sa filmographie, on ne peut pas être effrayée. J’apprécie l’idée qu’il a du corps. Il est très influencé par la peinture primitive flamande, mais ce qui l’intéresse dans une toile de Brueghel, ce n’est pas juste la beauté d’une situation, mais aussi le mec qui va pisser contre le mur. Ce qui l’intéresse, c’est la vérité du corps, dans tous ses états: les sécrétions du corps, les bubons, le lait, le sang, comme une vérité à laquelle on ne peut pas échapper. Et ça, ça me plaît beaucoup. Il utilise plein de moyens faux, mais il cherche une vérité.«
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