Avec « Killers of the Flower Moon », Scorsese fait entendre les voix amérindiennes
Comment faire sortir les Indiens de leur réserve sans les trahir? C’est le problème épineux qui ne cesse de se poser aux scénaristes, aux cinéastes et aux créateurs de séries. À l’occasion de la sortie du vertigineux Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese, zoom sur ces nombreuses fictions récentes s’aventurant en terres amérindiennes.
C’est assurément l’événement de l’automne cinéma. Dans Killers of the Flower Moon, Martin Scorsese flirte pour la toute première fois de sa pourtant très longue carrière avec un genre qui lui a toujours fait de l’œil: le western. Le vénérable cinéaste new-yorkais, 80 ans au compteur, y adapte à son inimitable manière le fameux livre- enquête du même nom signé David Grann (La Note américaine pour la version française). Publié en 2017, l’ouvrage revient sur le destin funeste des Indiens Osages au début des années 1920. Parquée comme tant d’autres dans une réserve à la suite des guerres indiennes, cette tribu des Grandes Plaines s’est par le plus grand des hasards retrouvée assignée, à la fin du XIXe siècle, sur une terre de l’Oklahoma qui se révélera très vite incroyablement riche en pétrole. C’est le début d’une période faste mais de courte durée, les gisements d’or noir attirant bien assez tôt les spéculateurs blancs corrompus et avides avant que, pire encore, les assassinats d’Indiens Osages ne se multiplient dans un climat de terreur pure, révélateur des deux piliers infamants sur lesquels s’est construite l’Amérique: le meurtre et la discrimination.
Pointant avec force et complexité l’indécence insensée de cette gigantesque entreprise de siphonnage de l’argent des Indiens, Killers of the Flower Moon est donc bien avant tout une histoire de crime et de racisme, de violence et de haine, qui réussit l’exploit, et c’est bien là tout le génie scorsesien, de tenir aussi bien du grand divertissement virevoltant que de l’hommage profond, digne et respectueux. Afin de promouvoir le film, Martin Scorsese est, à cet égard, apparu en interview ces dernières semaines en compagnie de l’actuel chef des Indiens Osages, Geoffrey Standing Bear, présent en guise de témoignage de la confiance indéfectible accordée par son peuple au cinéaste, qui a élaboré son film en maintenant un dialogue constant avec la communauté amérindienne. Insistant sur la nécessité absolue de l’existence en amont de cette relation de confiance afin de pouvoir raconter le plus fidèlement possible leur histoire, qui n’est rien d’autre, au fond, qu’une histoire de trahison, le réalisateur a déclaré: “Il était hors de question que je fasse ce film sans le soutien total de la communauté des Osages.” Soit une approche qui peut sembler désormais aller de soi mais qui est pourtant loin d’avoir été la norme dans l’Histoire du cinéma. Récemment, pourtant, les exemples du genre semblent avoir tendance à se multiplier.
Sortir des rapports d’exploitation
Ainsi, notamment, de War Pony de Gina Gammell et Riley Keough, sorti en mai dernier dans les salles belges et désormais disponible en VOD et DVD. Brossant sur un mode essentiellement naturaliste le portrait d’une certaine misère économique et sociale sans pour autant jamais sombrer dans le misérabilisme ni la complaisance, le film a été tourné dans la réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, en compagnie d’acteurs non-professionnels issus de la tribu des Lakotas. Afin d’éviter au mieux un pur rapport vertical de spoliation de la réalité de ceux-ci au profit d’une fiction appelée à truster les récompenses et les honneurs à l’international (War Pony a notamment été primé à Cannes et à Deauville), les réalisatrices ont mis en place un long processus immersif et un travail d’écriture collaboratif impliquant pleinement les comédiens, invités à y faire entendre leur voix singulière et y faire résonner leur vécu spécifique, leur vérité propre. Rencontrée à Deauville l’an dernier, Gina Gammell nous expliquait ainsi: “Il était hors de question pour nous de venir faire un film qui exploite la misère humaine. Parce que le quotidien de ces gens est déjà une affaire d’exploitation. En privilégiant un processus de création hyper collectif et collaboratif, il s’agissait vraiment de faire entendre leurs voix, pas les nôtres. Avec Riley, nous n’étions là, en un sens, que pour recevoir et canaliser les choses.”
Si le projet de War Pony est né sur le tournage de l’électrisant American Honey d’Andrea Arnold, le film s’inscrit également dans le sillage du premier long métrage, réalisé un peu plus tôt, par Chloé Zhao: Les chansons que mes frères m’ont apprises (2015). Lui aussi tourné dans la réserve indienne de Pine Ridge en compagnie de comédiens non-professionnels du cru, ce film à la beauté lumineuse et aride, traversé de poésie impressionniste, dresse avec tendresse et sensibilité le portrait d’une communauté résiliente mais en partie minée par les problèmes de drogue et d’alcool. Fruit d’une démarche là encore patiente et immersive, tendant vers la plus grande horizontalité possible, Les chansons que mes frères m’ont apprises n’en a pas moins suscité des récriminations au sein même de la communauté amérindienne. C’est ce que nous rappelait en juin dernier, au BRIFF, le Belge Philippe Van Leeuw, lui-même réalisateur cette année d’un film, The Wall, sorti fin septembre, mettant en scène des Amérindiens de la tribu des Tohono O’odham: “Les chansons que mes frères m’ont apprises est un film que j’adore. Mais Zhao a été mal reçue par les Lakotas dans la foulée de sa diffusion. Ils ont considéré qu’elle avait abusé d’eux et que quelque part elle s’était enrichie sur leur dos. C’est très délicat, évidemment. Et il y a indéniablement un sentiment très à fleur de peau de la part de la communauté amérindienne à l’égard du cinéma. En tant que cinéastes non-Amérindiens, nous ne pouvons bien sûr parler que de ce que nous voyons, nous ne sommes pas de l’intérieur. Dans The Wall, disons que j’effleure seulement les choses, parce que ce n’est pas non plus le sujet premier du film. Mais au moins les personnages amérindiens y sont dignes et la communauté se reconnaît en eux.Nous n’avons rien volé. Tout a existé de bonne grâce.”
Offrir un contrechamp aux images d’Épinal
Van Leeuw, qui a rencontré plusieurs générations d’Indiens Tohono O’odham durant la préparation et le tournage de The Wall, estime que cette défiance à l’égard du cinéma dont il parle est peut-être actuellement en train de s’estomper. “Les jeunes Amérindiens sont, je pense, désormais moins inhibés que ne l’étaient leurs parents et vont même parfois jusqu’à s’emparer d’une caméra, devenant par la même occasion maîtres de leur propre représentation. Ça donne une ouverture sur leur vie, leurs préoccupations, qui n’était pas possible avant et qui, quelque part, ne peut venir que d’eux. C’est le cas par exemple aujourd’hui dans une série comme Reservation Dogs.”
Disponible sur Disney+, Reservation Dogs a en effet été créée par Sterlin Harjo, réalisateur autochtone qui a des attaches familiales dans la réserve de la Muscogee Nation où la série a été tournée. Suivant de manière très pop et ludique la vie de quatre adolescents autochtones de l’Oklahoma rural, entre petites combines foireuses et rêves d’ailleurs, cette dernière a d’ailleurs été largement promotionnée comme “la première série écrite, réalisée et interprétée à 100% par des Amérindiens”. Au fil de ses intrigues, Reservation Dogs ne manque pas de proposer une critique bien sentie du racisme anti-Natives, qui continue de sévir outre-Atlantique, mais la série s’autorise aussi avec beaucoup d’autodérision à moquer de l’intérieur un certain folklore indien. Or cette liberté de ton et d’humeurs, cette légitimité à aimer et châtier dans un même geste tendre et amusé, n’y sont précisément possibles que parce qu’elle est entièrement le fait de créateurs et d’acteurs autochtones. Soit quelque chose qui aurait encore été absolument impensable il y a quelques années.
Historiquement, en effet, le cinéma s’est longtemps contenté d’enfermer les Indiens dans une image humiliante et mensongère de sauvages sanguinaires sur le sentier de la guerre, qui abondent dans les westerns de la première moitié du XXe siècle. “L’imagerie simplificatrice qui a très vite été élaborée autour des Amérindiens est absolument scandaleuse et relève de la pure image d’Épinal, opine Philippe Van Leeuw. On a complètement dénaturé toute une culture. Et on a diabolisé la figure de l’Indien en le réduisant à un personnage mauvais cherchant à nuire aux pauvres pionniers. C’est aberrant, et pourtant, pendant longtemps, on n’a pas très bien su comment sortir de ça.”
D’où ce sentiment légitime et prégnant chez les autochtones d’avoir été au fond doublement exploités: historiquement par les colons génocidaires puis culturellement par l’industrie du divertissement. Laquelle ne s’est que très tardivement mise à offrir un contrechamp à cette histoire grotesque de victimisation des Blancs et de diabolisation de ceux qu’on appelait encore les Peaux-Rouges. Dans les années 60 et 70, quelques westerns (Cheyenne Autumn de John Ford, Tell Them Willie Boy Is Here d’Abraham Polonsky, Little Big Man d’Arthur Penn…) commencent ainsi, non sans maladresse parfois et en continuant bien souvent à donner les rôles d’autochtones à des Blancs, à changer timidement la donne en choisissant d’adopter le point de vue des Indiens et de développer une forme d’empathie à leur égard. Cette tendance se confirmera dans les années 80 et 90 lorsque s’opéreront de brefs retours en grâce du western. Mais rien de comparable au changement massif et en profondeur qui s’opère ces dernières années.
Danse avec les louves
De Run Woman Run de Zoe Leigh Hopkins (2021) à Broken Angel de Jules Arita Koostachin (2022) en passant par Portraits from a Fire de Trevor Mack (2021), les films réalisés par et avec des autochtones se multiplient sur les écrans. Dernier exemple en date? Fancy Dance, le premier long métrage d’Erica Tremblay, qui s’est notamment signalée en signant certains épisodes de la série Reservation Dogs. Mettant en lumière toute la complexité de la vie des femmes autochtones au cœur de la réserve de la Nation Seneca-Cayuga en Oklahoma, ce drame queer empreint de sororité décrit la relation complice qui lie Jax, une femme hantée par la disparition de sa sœur, à sa nièce Roki à la veille d’un pow-wow en vue duquel cette dernière doit s’initier à une danse traditionnelle. Passé par Sundance et Deauville, le film sera visible à Bruxelles en novembre dans le cadre de l’incontournable festival Pink Screens.
Pour en finir avec le paternalisme?
En est-on pour autant débarrassés d’une représentation réductrice et dégradante des autochtones à l’écran? Comédienne surdouée ayant fait des débuts discrets dans le Jimmy P. d’Arnaud Desplechin (2013) avant de s’épanouir dans les superbes Certain Women (2017) et First Cow (2021) de Kelly Reichardt, Lily Gladstone incarne aujourd’hui l’épouse amérindienne du personnage joué par Leonardo DiCaprio dans Killers of the Flower Moon. Née dans le Montana, Gladstone a du sang Pieds-Noirs et Nez-Percés dans les veines, et elle a grandi au cœur de la réserve amérindienne des Pieds-Noirs. Tout récemment, elle a taclé violemment la série néo-western très virile Yellowstone de Taylor Sheridan avec Kevin Costner pour son ethnocentrisme crasse. Arrivée à sa cinquième saison, cette dernière fait le portrait d’une famille du Montana propriétaire du plus grand ranch des États-Unis, au bord d’une réserve amérindienne. Pour Gladstone, Yellowstone est un divertissement aberrant et déplorable. Elle l’accuse d’infantiliser les Amérindiens et de les réduire à des rôles de victimes dépendant de la protection de l’homme blanc, glorifié en grand sauveur de la cause. À travers cette critique cinglante, l’actrice rappelle que le chemin est encore long et incertain pour que les représentations des Amérindiens s’affranchissent pleinement du paternalisme blanc dans les fictions mainstream.
Se pourrait-il dès lors que le déclic tant attendu nous vienne de la grande usine à spandex Marvel? C’est en tout cas ce que bon nombre d’observateurs appellent de leurs vœux. Attendue pour le 29 novembre prochain sur la plateforme Disney+, la mini-série Echo, qui se déroule dans le très élastique Univers Cinématographique Marvel, aura en effet pour vedette la première super-héroïne aux racines amérindiennes: Maya Lopez, alias Echo. Apparue pour la première fois dans un comic book en 1999, en tant que personnage secondaire de la série Daredevil, elle s’est déjà signalée dans certains épisodes de la minisérie Hawkeye sur Disney+ en 2021 et sera à nouveau interprétée par Alaqua Cox, actrice qui est née et a grandi dans la réserve indienne de Menominee à Keshena, dans le Wisconsin. C’est Sydney Freeland, réalisatrice d’origine navajo qui a notamment signé une paire d’épisodes de Reservation Dogs, qui sera en charge de la mise en scène d’Echo. De là à espérer un fulgurant effet galvanisant à la Black Panther quant à la représentation des Natifs Américains à l’écran? Affaire à suivre.
Notre critique de Killers of the Flower Moon ****(*)
De Martin Scorsese. Avec Robert De Niro, Leonardo Di Caprio, Lily Gladstone. 3 h 27. Sortie: 18/10.
Dans l’impeccable Killers of the Flower Moon, son 26e long métrage de fiction, Martin Scorsese adapte le livre-enquête choc de David Grann sur les meurtres, au début du XXe siècle, des Indiens Osages, tribu déportée sur une terre supposée stérile qui s’est avérée l’un des plus importants gisements de pétrole de l’Histoire des États-Unis. Au sommet de son art de la mise en scène, d’une fluidité et d’une maîtrise absolument exemplaires, Scorsese signe une grande fresque historique viciée, au génial final méta, sur le cynisme et l’avidité sans limite d’une Amérique fondée sur le sang versé. Face à l’excellente Lily Gladstone et un Leonardo DiCaprio parfait en idiot utile, Robert De Niro, absolument glaçant, livre ici haut la main sa meilleure prestation de ces 20 dernières années.
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