Arthur Harari à propos de la réalisation d’Onoda: « il était hors de question de m’emparer de ce sujet à la légère »
Le réalisateur français Arthur Harari revient, dans un film hallucinant, sur l’incroyable épopée de Hirô Onoda, soldat japonais ayant gardé le maquis philippin jusqu’en 1974, ignorant que la Seconde Guerre mondiale était terminée depuis longtemps…
Quatre ans après Diamant noir, où il revisitait les codes du film noir, c’est sur le terrain du film d’aventures existentiel que se risque Arthur Harari avec Onoda, son deuxième long métrage. Il y retrace l’improbable épopée de Hirô Onoda, soldat japonais ayant poursuivi sur une île philippine jusqu’en 1974 une Seconde Guerre mondiale dont il ignorait qu’elle s’était terminée 30 ans plus tôt. Un destin inouï, qui inspire au réalisateur français un film envoûtant, où aventures physique et intérieure se confondent en un tout hypnotique et conradien. L’objet d’une conversation téléphonique passionnée quelques jours avant le Festival de Cannes, où Onoda faisait l’ouverture d’Un Certain Regard.
Lire à ce sujet notre critique du film.
Un réalisateur français filmant au Cambodge une histoire japonaise située initialement aux Philippines, voilà assurément une proposition peu banale. Comment ce projet a-t-il vu le jour?
Le projet a pris forme quand j’ai découvert cette histoire. Elle me concernait, même si elle n’en avait pas l’air. ça relevait de l’évidence, ce n’était pas un jeu, mais une nécessité, j’y ai découvert quelque chose qui me ressemblait. Je peux chercher des explications plus profondes, mais c’est tout ce qui se trouve dans le film, j’aimerais qu’il confirme cette nécessité. Après, les obstacles, la langue, la distance, le lieu, la difficulté du film, tout était dans le projet dès le départ, c’était soit ça, soit rien. J’ai réfléchi longtemps aux moyens pour les surmonter, et même pour qu’il y ait une vraie excitation à relever un défi comme celui-là.
Dans quelles circonstances aviez-vous découvert cette histoire?
Je l’ai découverte par une discussion avec mon père. Je lisais beaucoup, parce que je savais vouloir faire quelque chose qui ressemblerait à un film d’aventures. Je n’arrivais pas à trouver l’endroit où je voulais fixer mon récit, ni ce que je voulais raconter exactement, et mon père, au cours d’une discussion hasardeuse, m’a parlé d’un soldat japonais qui était resté pendant des années sur une île. Je ne pensais pas du tout que j’allais m’y accrocher, je n’avais pas encore réalisé mon premier film et ça paraissait presque absurde de l’imaginer. Mais n’en ayant jamais entendu parler, j’ai cherché ce que l’on pouvait lire sur le sujet en dehors de ce qui se trouvait sur Internet…
Même si cette histoire est relativement connue, comment l’avez-vous documentée justement?
Il n’existait qu’un livre en français, paru en 1974, quand il est finalement revenu au Japon: Onoda: 30 ans seul en guerre, de Bernard Cendron et Gérard Chenu, qui l’avaient rencontré. C’est un livre assez génial, très documenté et construit d’une façon originale, avec une chronologie complètement éclatée. Il y avait déjà quelque chose de l’ordre du vertige temporel qui commençait à ressembler à ce que j’avais envie de raconter. J’ai rencontré Bernard Cendron, qui vit encore au Japon, il a des souvenirs très précis, de la documentation, et il m’a fourni pas mal d’éléments en plus du livre. Après, je n’ai pas fait un travail de recherche historiographique très poussé, parce que l’idée, c’était que le film soit une fiction, une forme de rêve sur une base réelle et avec une dimension réaliste, mais en évitant le film- dossier ou qui traite d’un sujet. Je voulais créer un personnage, et j’ai suivi cet instinct en écrivant.
Vous ne vous êtes donc pas appuyé sur les mémoires de Onoda (1), qui ont été récemment traduits en français?
Je les ai lus en anglais après avoir écrit le scénario, mais je ne voulais pas être redevable de la réalité du personnage ni de son point de vue, qui est par ailleurs très ambigu. Cette ambiguïté-là m’intéressait: ce personnage n’était pas entièrement limpide, et je ne voulais pas forcément arriver avec une explication, et encore moins avec une dimension de biopic, ou de l’histoire vraie de cet homme ayant vécu ça. J’avais l’impression que c’était d’autant plus incroyable que ça avait été vécu, et que ça renforçait de façon paradoxale la dimension fictionnelle et presque impossible de cette histoire hallucinatoire et un peu folle. En lisant le livre de Cendron et Chenu, j’avais à peu près tout ce qu’il me fallait pour inventer ce dont j’avais besoin, y compris le territoire, les acolytes. C’était l’étincelle nécessaire. Après, n’étant pas japonais, et ne connaissant pas du tout l’Histoire du Japon, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai tenu à ce que ce soit solide. Il était hors de question de m’emparer de ce sujet à la légère. À quoi s’ajoutait une espèce de fantasme un peu fou, qui était de fusionner lentement avec le personnage, et de faire quasiment un film japonais. Une envie de sortir de moi qui, à mes yeux, est vraiment le fond de l’affaire. On n’arrive jamais à sortir de soi, mais cette pulsion est à la base de tout désir de fiction.
Onoda tient à la fois du voyage physique et mental. Comment avez-vous abordé cette double articulation pour la préserver tout au long du film?
Il était clair à mes yeux que c’était à la fois une aventure physique et une aventure intérieure, même si les moyens pour le mettre en oeuvre ne se sont pas trouvés tels quels tout de suite. L’une des deux dimensions ne devait pas prendre le pas sur l’autre: je ne voulais pas d’un film d’action pure, ni d’un film mental où l’on serait perdu dans le kaléidoscope de la mémoire de quelqu’un, comme dans certains biopics un peu modernistes. Je trouve peu pratique de tout diffracter parce finalement, il n’y a plus de récit, mais seulement une expérience conceptuelle. Il faut réussir à maintenir un équilibre entre une expérience physique et ce qui, parce que c’est une expérience physique réelle, devient possiblement une expérience intérieure. ça se gagne, c’est une dimension narrative qui le permet. Le cinéma, comme la littérature d’ailleurs, est une traversée qui peut éventuellement amener à un tourbillon intérieur, il est illusoire de penser que tout est donné dans un premier temps. L’expérience d’Onoda elle-même a été très évolutive: le vertige progressif qui a été le sien était nourri du caractère extrêmement concret de passer 30 ans sur une île où il n’y avait pas de guerre à mener, et où il fallait l’inventer.
Vous parlez à raison de l’évolution du personnage, mais vous donnez au film une structure circulaire. Pourquoi ce choix?
En raison de la dimension temporelle du film et de la dimension presque de trou dans lequel le personnage est tombé. Le temps ne se passe plus pour lui comme pour le reste du monde, c’est de l’ordre d’une circularité du temps. Il fallait maintenir deux choses presque contradictoires: l’expérience qui se construit petit à petit chronologiquement et crée un vertige, le côté enfilage de jours qui, par accumulation, finit par créer la vieillesse, le temps qui est passé et la mélancolie d’une vie qui est passée. Et en même temps, la conscience de cela. Je me suis aperçu, de manière un peu expérimentale, que tenir simplement le fil chronologique ne pouvait pas rendre ce vertige-là, de quelqu’un qui est capable de regarder sa propre vie s’écouler et ce trou dans lequel il est tombé. On a trouvé cette structure dont il y a d’autres exemples, le plus fameux étant Il était une fois en Amérique, de Sergio Leone, et que l’on retrouve aussi dans un film que j’aime énormément, La Vie d’O’Haru, femme galante, de Kenji Mizoguchi.
Onoda est, en quelque sorte, un conspirationniste avant l’heure. C’est une dimension que vous aviez à l’esprit?
C’est venu rapidement. Quand j’ai écrit le scénario, la dimension de « fake news » et la théorie du complot existaient évidemment depuis très longtemps, mais ce n’étaient pas des mots et des concepts récurrents comme aujourd’hui et comme ils ont pu le devenir avec la présidence Trump. Quand on voit la scène où Onoda en arrive à refaire le monde en dessinant une carte et en essayant de décrypter les signes dont ils disposent. Et qu’il décide tout à coup qu’un haïku recèle un message secret, soit en gros un comportement paranoïaque qui va chercher des preuves de ce qui n’est pas apparent dans la réalité pour affirmer que c’est ça la réalité, il n’est pas possible de ne pas le mettre en parallèle avec quelque chose de contemporain. Sur la question de la croyance, du refus du réel, de la nécessité presque furieuse de lire le réel autrement qu’il ne se donne. Mais ce n’était pas une volonté de faire contemporain, ça se trouvait dans l’histoire, qui est incroyablement riche aussi parce qu’elle a des résonances. Avec la question de l’intégrisme, également: à partir de quand la soif absolue d’intégrité, un mot central du film, se transforme-t-elle en intégrisme?
(1) Au nom du Japon, paru en 2020 chez La Manufacture de livres.
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