Arnaud Desplechin: « J’ai eu l’impression d’enfin habiter la ville dans laquelle j’ai tourné tant de films »
Pour son dixième long métrage, Arnaud Desplechin tente une incursion dans le cinéma de genre, signant un polar métaphysique collant au plus près au réel pour mieux le transcender. Rencontre.
À l’origine de Roubaix, une lumière, le dixième long métrage d’Arnaud Desplechin, on trouve un documentaire de Mosco Boucault diffusé sur France 3 en 2008, Roubaix, commissariat central, affaires courantes, un film qui plongeait dans les arcanes d’un poste de police de la ville du Nord en même temps que dans ceux de l’âme humaine au départ du meurtre d’une vieille dame. Des images, raconte le réalisateur, « qui n’ont cessé de me hanter depuis« , au point de rompre aujourd’hui avec le romanesque pourtant constitutif de son cinéma, pour répondre à l’appel pressant du réel. « Il y avait vraiment le désir, l’appétit, la nécessité de mettre la fiction à la porte, explique-t-il, alors qu’on le retrouve à Namur, à l’occasion du Festival international du film francophone, dont son film repartira auréolé du Bayard d’or, de se dire « plus de fiction du tout », et donc de baser le film sur ce documentaire. Toutes les intrigues qui sont racontées dans le film sont des intrigues réelles, à peu près tout le texte des deux filles est tiré des minutes des interrogatoires policiers. Peut-être cette démarche est-elle liée au théâtre, où j’ai eu la chance de faire une mise en scène (Père, d’August Strindberg, NDLR), à savoir prendre ce documentaire sur des gens déshérités et dire: ça fait texte, c’est aussi noble que Shakespeare ou Euripide. Et refuser ce qui n’était pas estampillé réel. » Et de citer, par ailleurs, au titre de référent cinématographique cette fois, The Wrong Man (Le Faux Coupable) d’Alfred Hitchcock, inspiré d’un fait divers dont le cinéaste avait veillé à ne point dériver: « J’avais été frappé par une anecdote dans sa biographie par Patrick McGilligan parue chez Actes Sud. Il y a une scène de procès un peu bizarre dans le film, et Hitchcock avait engagé deux scénaristes qui ne cessaient de lui apporter des solutions pour l’améliorer. Et il les regardait chaque fois d’un air désolé en leur disant: « Oui, mais ça ne s’est pas passé comme ça ». Pendant tout le film, il s’en tient à ce qui s’était passé. J’avais moi aussi cette obsession de la réalité. »
Effet de rupture
S’agissant de l’auteur de Rois et reine et d’Un conte de Noël notamment, on peut parler de virage esthétique majeur. Ce dont il convient bien volontiers, lui qui constatait, dans la note d’intention rédigée à l’occasion du festival de Cannes, « Tous mes films ou presque, furent romanesques. Trop!« , et qui ajoute « C’était un saut considérable« , évoquant une possible « dardennisation » de son cinéma. « Les films des Dardenne me nourrissent depuis des décennies. Alors, j’ai une défiance face à la société et face à la sociologie, c’est sûr. Et envers le réalisme comme esthétique, qui me semble une esthétique possible, mais pas la seule. Pourtant, j’ai voulu foncer, prendre un matériel et voir ce qu’il advenait de mon cinéma quand j’embrassais quelque chose d’absolument réel. Cet effet de rupture, je le désirais et je l’appréhendais pendant l’écriture, jusqu’à me demander comment j’allais faire… »
Ce qui le conduira, par exemple, à travailler avec des « acteurs naturels« , flics et autres, gens de Roubaix encadrant un quatuor de professionnels (Roschdy Zem, Léa Seydoux, Sara Forestier et Antoine Reinartz). « L’appétit de réel est allé jusque-là, même si, dans l’après-coup, je le raisonne aussi en me disant que lorsqu’on fait des films, on n’a peut-être pas un ennemi, mais un adversaire, qui est la télévision. Dans n’importe quel pays francophone, quand vous allumez la télé, vous avez une série policière sur chaque chaîne, avec des acteurs de seconds rôles formidables, qui font du travail de flics, de victimes, de coupables… Donc, si on fait un film de cinéma, il faut montrer autre chose, une façon différente d’être au monde, de jouer, d’incarner, peut-être plus maladroite, plus gauche, plus heurtée, mais autre chose que la télévision. Cette digestion de la réalité par la télévision constituait à mes yeux l’adversaire. L’enjeu était d’appréhender la réalité comme un fait cinématographique et non télévisuel. » Le cinéaste dirigera les uns et les autres différemment, demandant aux professionnels de respecter le texte écrit à la lettre, aux non-professionnels de parler comme dans la vie. « Ce qui est incroyable et absolument magique avec les acteurs, c’est qu’ils prennent des mots qu’ils n’ont pas écrits, et ça devient eux. Et ça, les non-acteurs, ils ne savent pas le faire. »
Au passage, Arnaud Desplechin filme Roubaix comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Si sa ville natale habite son cinéma, prêtant son cadre au Conte de Noël comme aux Fantômes d’Ismaël, elle apparaît ici dans une noirceur inédite, à fleur de misère humaine, sans que les lampions de la fête -l’action démarre un soir de Noël- n’y puissent rien changer. Un peu comme si le réalisateur avait voulu cette fois s’aventurer dans l’envers du décor de son enfance, disposition qu’accompagne un temps la voix off d’un flic tout juste débarqué -« J’habite maintenant une ville austère et violente. Ici, tout est faillite. Roubaix est la plus pauvre des 100 plus grandes communes françaises« – venue assurer le contrepoint d’un regard dont n’est pas exempte une pointe de culpabilité. « Dans mes films précédents, j’ai peint des personnages d’intellectuels. Je n’aimerais pas dire de bourgeois, parce que ce sont des gens un peu décavés, des bourgeois sans argent, en fin ou en début de course. Il n’y a rien de spectaculaire, ce n’est pas la vie du patronat. Peut-être parce que c’est la vie que moi j’ai menée. J’avais besoin de cette figure de narrateur dans laquelle, très certainement, je me suis projeté, avec mes craintes, mes maladresses, la vie que j’ai eue, qui est une vie de cinéphile où on est protégé du monde. Sur ce film-là, je ne pouvais pas me protéger du monde, parce que j’étais avec des flics tout le temps, avec des habitants de Roubaix, et tout d’un coup, je voyais des quartiers que je n’avais jamais filmés. Ce n’était pas du tout Un conte de Noël. » Et d’enchaîner: « À la différence de mes frères et soeurs, j’avais très peu de curiosité pour ma ville. J’ai un frère qui est arabophone, et j’ai toujours une culpabilité, alors que j’ai vécu à Roubaix, une ville algérienne, de ne pas parler un mot d’arabe. C’est ridicule, je n’ai pas habité ma ville. Et j’ai eu l’impression, pendant le tournage et peut-être dès l’écriture du projet, d’enfin habiter la ville dans laquelle j’ai tourné tant de films. »
Le goût de l’impur
Mais si le film reprend un matériel brut en n’offrant rien, a priori, à l’imagination, respectant en cela le souhait de son réalisateur, l’on reste ici chez Arnaud Desplechin. Et la fiction, comme le romanesque d’ailleurs, le rattrapent pour ainsi dire inévitablement, comme pour mieux transcender le réel. Chassez le naturel… « Pendant le tournage, je voyais bien que ça prenait une tournure étrange, imprévue. Je n’arrêtais pas de me tourner vers l’assistante et la directrice de la photographie en leur disant: « Ce n’est pas les Dardenne, il faut « dardenniser » ce film! » Et elles de me répondre: « Arnaud, tu n’es pas les frères Dardenne, tu vas faire différent. Ce n’est pas grave, tu ne vas pas en mourir. »Évidemment, j’ai vu beaucoup trop de films américains entre l’âge de 15 ans et celui de 35 ans pour savoir faire ça. Il y a un goût de l’impur de la chose. Et j’ai l’impression que la fiction, plus que par le scénario, est revenue par le jeu de l’acteur, que l’aspect romanesque du film est revenu par la performance des acteurs qui m’a laissé pantois. J’ai une gratitude devant la performance de Roschdy qui est éclatante, mais les deux femmes tout autant. »
Si la réussite de Roubaix, une lumière tient à son hybridation inédite, elle doit aussi, pour bonne part, aux comédiens, en effet, excellents. Roschdy Zem y brille d’un éclat particulier, que l’on n’avait peut-être jamais vu aussi magnétique que sous les traits du commissaire Daoud, cet enquêteur laconique ayant le don de faire ressortir la vérité et l’humanité des êtres. Et Arnaud Desplechin ne se fait guère prier pour saluer la composition d’un acteur croisé et recroisé, dit-il, depuis N’oublie pas que tu vas mourir, qu’il tournait pour Xavier Beauvois au mitan des années 90. « Des motifs se sont détachés que je n’avais pas soupçonnés à l’écriture. On m’a parlé de Daoud metteur en scène, je ne l’avais pas planifié du tout; cette attention que Daoud peut porter aux victimes, à la jeune fille violée, aux parents de la jeune fugueuse, aux suspectes quand il interroge les deux femmes: il y a une absence de jugement, une attention égale pour chacun qui, peu à peu, fait naître de la parole et du lien et, tout à coup, dénoue quelque chose à l’intérieur de chacun de ses interlocuteurs. Je ne l’avais pas prévu à ce point, ça doit beaucoup à la performance de Roschdy. » L’âme de ce polar dostoïevskien comme la lumière de Roubaix, c’est lui assurément, dont la présence confère au propos une dimension comme spirituelle. Grand acteur, et beau film.
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