Quinze ans après avoir secoué le cinéma belge avec Les Barons, Nabil Ben Yadir est de retour avec Les Baronnes, coécrit et coréalisé avec sa mère, Mokhtaria Badaoui. Rencontre autour du film, projet en famille, et de l’image de la communauté maghrébine sur les écrans francophones au XXIe siècle.
Les Baronnes
Comédie dramatique de Mokhtaria Badaoui et Nabil Ben Yadir. Avec Saadia Bentaïeb, Rachida Boughanem, Halima Amrani. 1h36.
La cote de Focus: 3,5/5
Alors que Fatima attend patiemment le retour de son mari, parti superviser les travaux de leur future maison au Maroc, elle apprend qu’il y mène une double vie avec sa deuxième femme. Encouragée par ses amies, elle décide de (re)prendre son envol et de réaliser enfin un rêve abandonné quand elle s’est mariée: jouer Hamlet sur scène. Fatima et sa troupe deviendront alors malgré elles les têtes d’affiche d’une production qui les dépasse. Le film braque ses projecteurs sur ces mères issues de l’immigration maghrébine que l’on croise tous les jours dans les rues de Molenbeek, mais si rarement sur le grand écran. Les Baronnes n’est pas vraiment une suite des Barons, mais plutôt une variation, une sorte de spin-off malicieux, qui s’autorise avec sincérité quelques envolées surréalistes tout en comblant des images manquantes.
Nabil Ben Yadir aime à répéter que son premier prof de cinéma, ce fut sa mère. Ce qui pourrait passer pour une boutade, venant d’un réalisateur autodidacte qui a surpris tout le monde en 2009 avec son premier long métrage Les Barons. Cependant, ce n’en est pas une: «On regardait beaucoup de films à la maison quand j’étais petit, en tous genres, des Hitchcock comme des comédies françaises. Mais surtout, c’est ma mère qui m’a expliqué que Les Aventures de Rabbi Jacob n’est pas un film de Louis de Funès, mais de Gérard Oury, qu’il n’y avait pas que des comédiens, mais aussi des réalisateurs.» Quand Les Barons sort, Mokhtaria Badaoui dit à son fils: «C’est très bien, mais où sont les mères, les grands-mères de tes héros? Ce serait bien de raconter aussi leur histoire, non?» Et c’est ce que la mère et le fils vont entreprendre de faire quelques années plus tard avec Les Baronnes.
Souvent, les personnages de femmes issues de l’immigration maghrébine «d’un certain âge», comme on dit pudiquement, n’existent dans les films que par leur travail (souvent un métier de service), ou par leur rapport aux autres, parce qu’elles ont un lien de parenté avec l’un des protagonistes principaux. «Et justement, nous, on pensait que Fatima, l’héroïne du film, devait non seulement exister par et pour elle-même, explique Mokhtaria Badaoui, mais aussi qu’elle devienne moteur pour les autres, en l’occurrence ses amies. C’était très important pour moi que l’on puisse montrer cette amitié, la façon dont elles se soutiennent et s’encouragent.» «On s’est demandé pourquoi on ne voyait jamais de Baronnes dans les films, mais la réponse est venue très vite: s’il n’y en a pas devant la caméra… c’est qu’il n’y en a pas derrière! Je ne suis pas en train de dire que l’on ne peut raconter que ce que l’on est, sans quoi je serais condamné à refaire sans cesse des remakes d’Aladin, plaisante Nabil Ben Yadir. N’empêche que si toute une catégorie de personnes n’a pas accès aux outils pour raconter leurs histoires, celles-ci ont peu de chances d’être racontées.»
A cet égard, Les Barons a sûrement entrouvert une porte, où quelques talents, trop rares au goût du cinéaste, se sont engouffrés, à commencer par Adil El Arbi et Bilall Fallah (Image, Black, Patser, Rebel), que Ben Yadir suit depuis leurs débuts et qu’il a coproduits depuis, tout comme la jeune Maja Ajmia Yde Zellama, autrice d’un premier long métrage, Têtes brûlées, découvert à Berlin à l’hiver dernier, et que l’on attend sur les écrans belges, après sa présentation au Festival de Gand. «Je suis loin d’être communautariste, mais c’est important pour moi d’apporter ce soutien et cette attention, d’autant que je pense qu’il existe un public pour ces films (NDLR: Les Barons ont attiré plus de 100.000 spectateurs en Belgique à l’époque), qui rêve d’aller voir des films où l’on parle d’eux, comme des héros de fiction, drôles ou romanesques, et pas seulement des sujets de documentaires ou de drames sociaux.»
«Je crois qu’écrire et tourner avec ma mère m’a libéré moi aussi.»
La fiction, on y est. Dans le film, Fatima, qui vient de découvrir que son mari mène depuis des années une double vie au Maroc, prend à bras-le-corps la liberté inattendue qui lui est offerte, et décide de réactiver un rêve de jeunesse: interpréter Hamlet. «Faire jouer Shakespeare aux Baronnes, précise le cinéaste, c’est une façon de les placer à un endroit où on ne les a jamais vues. C’était important pour nous qu’elles s’approprient les grands textes, qu’elles ne soient pas là où on les attend, à « faire la danse du ventre », comme le dit l’une d’entre elles dans le film. J’ai l’impression que souvent, les personnages maghrébins, encore plus les mères, sont cantonnés à un cinéma social. Elles n’ont pas doit à la magie, à la poésie, au surréalisme. Comme si elles étaient coincées dans leur cité. Ça pose à nouveau la question de qui raconte. Quand on fait un film avec un personnage comme ça, on va te demander: « Oui, mais c’est inspiré de qui? » Comme si ça devait forcément être une histoire vraie. On doit revendiquer notre droit à la fiction.»
Et justement, le film surprend et enthousiasme par son recours décomplexé au surréalisme, osant des séquences empreintes de poésie, jouant d’artifices purement cinématographiques (reconstitution de décors en studio, effets spéciaux mécaniques). Si la créativité de Ben Yadir ne fait pas de doute, on se demande quand même: aurait-il osé certaines scènes tout seul? «Je crois qu’écrire et tourner avec ma mère m’a libéré moi aussi. C’était une première fois pour elle, elle n’avait pas de barrières. Alors que j’ai l’impression que plus on fait des films, moins on est libre, plus on est sensible à ce que pourraient dire les autres. On risque de rentrer dans le moule. Typiquement, c’est ma mère qui a eu l’idée de la scène de l’ordinateur.»
Dans cette scène, Fatima, après une conversation frustrante en webcam avec son mari parti au Maroc, ouvre le capot de son ordinateur pour entrer dans la machine, et piloter elle-même la webcam pour voir ce que son mari lui cache. «Au départ, je voulais que Fatima aille au Maroc pour voir de ses propres yeux la maison, se souvient en souriant Mokhtaria Badaoui, mais Nabil m’a fait comprendre que ce n’était pas possible, ni pour le personnage, ni pour la production. Alors je lui ai dit: « Et si on entrait dans l’ordinateur? »»

«C’est l’une de mes scènes préférées, confie Nabil Ben Yadir, tout comme celle où Fatima retrouve son mari, de retour en Belgique. Au départ, ils avaient une discussion pour s’expliquer, mais ça ne fonctionnait pas.» «Je n’aimais pas la façon dont les dialogues étaient écrits, poursuit Mokhtaria Badaoui. Alors on s’est dit qu’ils pourraient danser. Et que c’est Fatima qui mènerait la danse.» Sur une chanson de la grande chanteuse syrienne Asmahan, Ya Habibi Talaa Elhaani, Saadia Bentaïeb, formidable interprète de Fatima, relève la tête et reprend sa vie en main, en répudiant celui pour lequel elle avait abandonné un rêve de jeunesse, reprenant celui-ci là où elle l’avait laissé. «Il n’y a pas d’âge pour réaliser ses rêves, constate Nabil Ben Yadir. D’ailleurs, ma mère vient de réaliser le sien avec ce film.» Se tournant vers sa mère, il lui demande: «De quoi tu rêves, maintenant, maman?» «De faire un deuxième film», réplique-t-elle sans hésitation. Rendez-vous est pris.
Les autres sorties ciné de la semaine
L’Intermédiaire
Film d’espionnage de David Mackenzie. Avec Riz Ahmed, Lily James, Sam Worthington. 1h52.
La cote de Focus: 3/5
Lorsqu’un employé d’une multinationale tombe sur un scandale compromettant, deux choix s’offrent à lui: livrer les documents à la presse, au risque de violentes représailles, ou se taire. Mais que se passe-t-il lorsqu’un lanceur d’alerte tente de faire machine arrière, de rendre les précieux dossiers avant que l’entreprise ne détruise sa vie? Dans ce cas, il appelle Ash (Riz Ahmed). En tant qu’intermédiaire, il veille à ce que la transaction ne lèse personne: la compagnie garde ses vicieux secrets, le lanceur d’alerte reste en vie et Ash conserve une copie du document comme moyen de pression. Astucieux et tendu, L’Intermédiaire se savoure comme un film d’espionnage résolument old school, dont le plaisir tient surtout à l’inventivité déployée par le protagoniste pour agir sans être découvert. Le scénario pêche cependant dans son dernier acte, avec un twist final malhonnête qui jure avec la tonalité réaliste du projet.
J.D.P.
Les Enfants vont bien
Drame de Nathan Ambrosioni. Avec Camille Cottin, Juliette Armanet, Monia Chokri. 1h51.
La cote de Focus: 3,5/5
Jeanne mène une vie bien réglée, solitaire depuis que Nicole l’a quittée. Agente d’expertise en assurance, elle évalue les sinistres des autres, se tenant à distance des siens, notamment des relations familiales compliquées, avec son père, malade, et sa sœur Suzanne. Quand un jour celle-ci disparaît, lui confiant la charge de ses enfants, Jeanne voit son vœu de non-maternité sérieusement remis en cause. Après avoir refusé cette responsabilité, elle finit par trouver l’art et la manière pour Gaspard, Margot et elle de faire famille, sur les cendres de celle abandonnée par Suzanne. Ce drame inversé élégant, qui commence par la crise pour tendre vers l’apaisement, tout en silences parlants et en gestes retenus, est admirablement porté par Camille Cottin qui, après Rembrandt, confirme son envergure dramatique, et les deux jeunes interprètes, Manoâ Varvat et Nina Birman.
A.E.
Left-Handed Girl
Comédie dramatique de Shih-Ching Tsou. Avec Janel Tsai, Shih-Yuan Ma, Nina Ye. 1h49.
La cote de Focus: 4/5
Ça commence comme la fin d’un road trip. Une mère et ses deux filles débarquent à Taipei. C’est un nouveau départ, mais très vite, le quotidien dicte son rythme, entre l’école pour I-Jing, 5 ans, un petit boulot pour I-Ann, qui rêverait pourtant de faire des études, et un stand de noodles au marché de nuit pour Shu-Fen. La mère célibataire et la jeune adulte revêche s’affrontent passivement, entre la fatigue de l’une et la colère rentrée de l’autre, quand I-Jing fait une terrible découverte. Alors qu’elle se sert de sa main gauche pour se servir à table, son grand-père est formel: I-Jing a la main du Diable.
Cette malédiction change le regard porté par la petite fille sur son monde. Soudain, cette main maudite se met à voler presque malgré elle, et même pire encore. Dans les pas de I-Jing, le spectateur embarque dans une virée virevoltante où le véritable son et lumière qu’offre le marché nocturne contraste avec la dureté de la société taïwanaise envers les femmes, notamment. En proie à une précarité aggravée par les traditions patriarcales, Shu-Fen et I-Ann font face chacune à leur manière, par la résilience ou la rébellion, quand I-Jing observe avec innocence mais acuité ce que pourrait être son devenir de femme. Dans une dernière séquence de restaurant qui rompt avec l’esthétique première du film, la famille passe à table, littéralement et métaphoriquement, mettant à jour ses plus terribles secrets.
Primé à la Semaine de la Critique de Cannes, ce premier long métrage de Shih-Ching Tsou, collaboratrice de longue date de Sean Baker (Palme d’or pour Anora, qui coécrit, monte et coproduit le film) a été tourné à l’iPhone en décors naturels. Servi par une interprétation sensible et délicate, Left-Handed Girl est un film social traité par le prisme de l’intime, qui ose la comédie par la grâce d’un hamster mort et de seconds rôles savoureux.
A.E.


