Andy Warhol et l’Empire State Building: retour sur un film radical de 8 heures

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Hyper documenté et érudit, un livre aux intuitions géniales se penche sur l’un des films les plus radicaux d’Andy Warhol, Empire, qui fête cette année ses 60 ans d’existence.

Comment se fendre d’un livre qui excite constamment les neurones et se dévore comme un véritable page-turner à propos de cet interminable monument d’immobilité et d’ennui qu’est souvent réputé être l’Empire de Warhol? L’opération semble tenir de l’impossible gageure. C’est pourtant le pari fou réussi aujourd’hui par Nicolas Giraud. Artiste photographe, théoricien et enseignant qui étudie la circulation des images dans le domaine de l’art, le lascar est surtout connu de nos radars comme éminent collaborateur du magazine Gonzaï, indispensable concentré de journalisme gonzo qui fouine inlassablement dans les entrailles fumantes de la pop culture pour en extraire les plus improbables pépites. Obsédé par ce film beaucoup commenté, mais paradoxalement peu montré, et donc peu vu, d’Andy Warhol, il en propose aujourd’hui une lecture boulimique de pistes et d’intuitions qui invite lecteurs et lectrices à une enthousiasmante odyssée de la pensée doublée d’une véritable enquête métaphysique joyeusement gagnée par la fièvre herméneutique.

In fine, c'est le rapport de Warhol à la spiritualité et à la religion qui est interrogé dans ce livre.
In fine, c’est le rapport de Warhol à la spiritualité et à la religion qui est interrogé dans ce livre. © Anthology Film Archives

Petit rappel des faits. Durant la nuit du 25 au 26 juillet 1964, de 20 heures 06 à 2 heures 42 du matin, Warhol, accompagné notamment de Jonas Mekas et Gerard Malanga, filme à Manhattan l’Empire State Building, symbole architectural par excellence de l’Amérique triomphante, depuis les bureaux de la Rockefeller Foundation situés au 41e étage du Time-Life Building. L’idée est de capturer le gratte-ciel en plan fixe, et en noir et blanc, depuis le coucher du soleil jusqu’à l’obscurité complète. Muet, et renouant avec une dimension très primitive du cinéma, le film s’ouvre sur un écran totalement blanc, au cœur duquel émerge progressivement la figure du bâtiment. Peu à peu, la lumière naturelle laisse place à l’éclairage artificiel du building, puis au noir quasiment complet. Tourné en 24 images par seconde durant 6 heures et 36 minutes, l’objet est censé être projeté, et donc vu, en 16 images par seconde, ce qui amène sa durée approximativement à 8 heures et 5 minutes. En ce sens, Empire donne indéniablement à voir, et surtout à ressentir, le passage du temps, mettant ainsi assez radicalement en crise l’idée de divertissement imposée par l’industrie culturelle. Mais, pour peu que l’on s’y intéresse de plus près, s’agrège bientôt autour de lui une myriade très hétéroclite de questions et d’hypothèses absolument passionnantes.

Commerce et spiritualité

À ce petit jeu, c’est peu dire que le travail de fourmi proposé par Nicolas Giraud force le respect. Convoquant des références parfois très inattendues, sa réflexion, généreuse et gourmande, privilégie une approche résolument transversale et contemporaine. Il pense Empire au présent. S’appuyant sur de multiples exemples, empruntés aussi bien au cinéma et à la peinture qu’à la musique et à la littérature, mais également à l’urbanisme, à la philosophie ou à la photographie, il fait dialoguer les films de Michael Mann avec les romans de Don DeLillo, le travail de Marcel Broodthaers avec la musique d’Erik Satie. Le tout, en revenant constamment sur la démarche artistique et la parole, souvent très sibylline, de Warhol lui-même. Et en passant, en toute liberté mais avec énormément d’exigence, par la pensée de Kant, les œuvres de Marcel Duchamp, les expérimentations de John Cage, les théories de Marshall McLuhan et celles de Walter Benjamin, le vidéo art de Nam June Paik, les films de vampires et le motif du gratte-ciel dans le cinéma américain. Parmi d’autres.

© National

Au cœur de cette constellation de noms bien-aimés et de productions majeures continue donc de se dresser fièrement, comme un démesuré phallus d’acier (“Une érection de huit heures!”, dira Warhol au moment du tournage), l’Empire State Building. À la fois bâtiment star et objet tout à fait générique dans le paysage new-yorkais, il est le lieu de toute une série de tensions, et même de contradictions, dont se nourrit le film du père de la Factory, et à sa suite le livre de Giraud. Partant de l’histoire d’Empire, puis de son analyse et de ce qui le compose, celui-ci s’interroge sur le devenir d’un monde saturé d’images plus ou moins identiques, elles-mêmes objets d’incessantes transactions commerciales. Mais, loin de se contenter de redire le rapport “marchand” que Warhol entretenait avec l’art, l’auteur s’est lancé dans un rigoureux travail d’investigation et de terrain sur les traces de l’artiste, pour fouiller lui-même dans ses archives et rencontrer des membres de sa famille et de la Factory. Ce qui l’amène, in fine, à poser la question, fascinante, de son rapport à la spiritualité et à la religion.

Publié par la formidable maison d’édition Façonnage, dédiée à la conception d’essais très graphiques entendant décrypter le monde à travers l’Histoire de la pop culture et ses mutations, l’ouvrage bénéficie d’une forme particulièrement soignée. Riche de nombreuses reproductions d’images fournies par le Andy Warhol Museum de Pittsburgh, mais aussi de photos originales prises par l’auteur, il recourt par exemple à une encre en argent dont le rendu varie en fonction de la lumière, comme celui de… l’Empire State Building lui-même devant la caméra d’Andy Warhol, dont le film passe -sans se hâter- du jour à la nuit.

Empire – Andy Warhol, mystique du capitalisme, de Nicolas Giraud, éditions Façonnage, 256 pages.

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