Alain Guiraudie: « J’essaie de rebrasser des thématiques dont on parle dans la société »
Alain Guiraudie croque la société française, ses maux et ses névroses, dans un vaudeville joyeusement foutraque.
Changement de décor pour Alain Guiraudie qui, après l’étendue aquatique de L’Inconnu du lac et le causse de Lozère de Rester vertical, situe son nouvel opus, Viens je t’emmène, dans un cadre urbain, Clermont-Ferrand. C’est là, au pied de la statue de Vercingétorix, que va être perpétré un attentat meurtrier, la réalité rattrapant Médéric (Jean-Charles Clichet), la quarantaine joggeuse, poursuivant de ses assiduités Isadora (Noémie Lvovsky), une prostituée avec de la bouteille. « J’avais très envie de faire quelque chose d’ancré dans notre époque, commence le réalisateur, rencontré à la Berlinale, où son film ouvrait la section Panorama. J’ai tendance à faire des films plutôt intemporels, et la campagne se prête assez bien à l’intemporalité. Mais là, j’avais envie de faire quelque chose de lié à l’actualité, aux attentats. Un attentat à la campagne, ce serait ridicule, donc je l’ai mis en ville. Et j’avais envie de tourner à Clermont-Ferrand, parce que c’est une ville assez peu connue, c’est le centre de la France, la France profonde, une France historique. À quoi j’ajouterais qu’elle m’intéressait cinématographiquement, pour son côté ville avec de la pierre noire, mais aussi parce que c’est un peu une ville à la campagne: on y a toujours la référence aux montagnes à côté, avec le Puy-de-Dôme, le plateau de Chanturgue. Je trouve ça pas mal, une ville où l’on voit l’extérieur. »
Si Alain Guiraudie souhaitait se colleter avec une actualité brûlante, dans un spectre brassant large pour s’employer à tordre le cou à bon nombre de clichés et de préjugés, c’est parce que, explique-t-il, « ces attentats ont été un grand trauma. C’est étonnant comme finalement, on a beaucoup de mal, même moi, à s’emparer des questions sociales, sociétales, des grands thèmes politiques dont toute la société discute. » Et de poursuivre: « C’est étonnant comme il y a très peu de films qui ont parlé du sida, on ne s’est mis à le faire que 20 ans après, moi le premier. C’est dans L’Inconnu du lac (en 2013, NDLR) que j’évoque pour la première fois le sida, le préservatif, et où il y a un débat sur comment se protéger ou ne pas se protéger. Là, quand même, je me suis dit qu’il fallait y aller. On est dans des débats sur le « grand remplacement », la peur du musulman est revenue au grand galop comme il y a un fond raciste qui a resurgi en France. Le cauchemar de Médéric, avec les musulmans dans son salon, est une des scènes fondatrices du film, et c’est une réponse au Soumission de Michel Houellebecq et à la théorie du « grand remplacement » de Renaud Camus. Je le prends par la dérision, mais je pense qu’effectivement, il est important d’en parler. Ça fait quelques films que, avec du cinéma de genre, j’essaie de rebrasser des thématiques dont on parle dans la société, de remettre ça au coeur de mon cinéma. Je n’ai pas envie de me désintéresser du réel. J’aime bien réinventer les rapports entre les gens, refaire le monde, mais la base reste le réel. »
Déréaliser les choses
Si Viens je t’emmène se veut dès lors une photographie de la société française et des maux qui la travaillent, c’est sans se départir d’une légèreté revendiquée. Et d’adopter la forme d’un vaudeville aux contours joyeusement absurdes. « J’avais envie de revenir à des formes « mineures », opine Guiraudie. Je me réfère beaucoup, pour ce film, aux comédies d’immeubles d’Almodóvar, comme Femmes au bord de la crise de nerfs ou Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça? Je sortais de films avec une forme très forte, très affirmée, comme Rester vertical ou L’Inconnu du lac, où j’avais eu envie de faire du grand cinéma, et j’ai voulu revenir à quelque chose de plus modeste, et même, à la limite, de plus populaire. La référence au dessin animé est assumée, celle au vaudeville aussi, évidemment. Ça me paraissait un bon angle d’attaque pour aborder un problème dont on a quand même beaucoup de mal à parler. On est très vite freiné par le politiquement correct, et on a aussi très vite peur d’être taxé soit d’islamophobe, soit d’islamo-gauchiste. Je me suis dit que la comédie permettait de déréaliser tout ça, de mettre une distance et de ne pas le traiter à chaud. Je n’avais pas envie d’être dans la provocation pour la provocation, il y avait l’idée d’y aller mine de rien, quelque part. » Non sans célébrer, au passage, une communauté réinventée et un vivre-ensemble que suggère un titre dont il n’est pourtant que modérément satisfait, lui préférant son pendant international, Nobody’s Hero: « Pour moi, il y a un double sens, avec le côté « personne n’est un héros » et « n’être le héros de personne », cette ambivalence me plaît bien… »
Cela commence sur les hauteurs de Clermont-Ferrand, lorsque Médéric (Jean-Charles Clichet), un joggeur, accoste Isadora (Noémie Lvovsky), une prostituée dont il est amoureux. Le moment est mal choisi, Gérard (Renaud Rutten), le mari, s’interpose. Rendez-vous est pris dans un hôtel de passe où leurs ébats sont interrompus par un direct TV annonçant qu’un attentat meurtrier vient d’être commis dans la ville, un terroriste au moins étant en cavale. Dans la confusion qui s’ensuit, Selim (Iliès Kadri), un jeune sans-abri, se réfugie dans l’immeuble de Médéric, attisant la paranoïa des occupants…
Comédie joyeusement libertaire, Viens je t’emmène est la photographie un peu foutraque de la société française d’aujourd’hui et des maux et névroses qui la travaillent. Si ce vaudeville absurde où brillent Jean-Charles Clichet et Noémie Lvovsky permet à Alain Guiraudie d’allègrement torpiller clichés et préjugés, le film s’éparpille malheureusement à l’excès, la liberté de ton et de forme tendant quelque peu, pour le coup, à la désinvolture.
D’Alain Guiraudie. Avec Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky, Iliès Kadri. 1 h 40. Sortie: 27/04. ***(*)
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