« A Girl Missing » de Kôji Fukada: fascinant, entre mystère et réalité

Kôji Fukada souhaitait faire un second film avec l'actrice Mariko Tsutsui. Elle a été le vrai point de départ du scénario de A Girl Missing.
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Son Harmonium sonnait déjà très juste. Le jeune cinéaste japonais Kôji Fukada confirme avec un fascinant A Girl Missing. Rencontre et critique.

Il sait à merveille installer le mystère au coeur même du réel. Kôji Fukada, 40 ans depuis le 5 janvier, fait déjà partie des réalisateurs qui comptent dans un cinéma japonais toujours riche en (très) grands talents. Quelque part entre le réalisme intimiste et bienveillant d’un Hirokazu Kore-eda et l’onirisme inquiétant, voire violent, d’un Kiyoshi Kurosawa, le natif de Koganei (ville proche de Tokyo où se situe le studio Ghibli) commence à tutoyer ses aînés réputés tout en imposant une approche personnelle, déjà reconnaissable et à laquelle la large diffusion internationale de Harmonium(2016) et A Girl Missing (2019) offre un écho grandissant. Les observateurs du cinéma nippon font de Fukada un des leaders d’une génération dans laquelle se signalent aussi Katsuya Tomita (Saudade) et Ryusuke Hamaguchi (Asako I & II). Auteur d’un premier film au budget équivalant à… 2 000 euros – La Chaise, en 2002-, il se forma aussi à la mise en scène de théâtre et au dessin animé, avec une adaptation d’une nouvelle de Balzac pour le studio Toei Animation (La Grenadière, 2006).

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C’est avec Au revoir l’été, en 2013, qu’il connut sa première exposition aux regards occidentaux. Cette chronique côtière parfois rapprochée du cinéma d’Éric Rohmer fut suivie du plus inquiétant Sayônara (2015), où le Japon est victime d’attaques terroristes visant ses centrales nucléaires. Le thème d’une violence inattendue perturbant l’existence jusque-là sans drame de Japonais moyens trouve son prolongement dans le thriller de vengeance Harmonium et aujourd’hui dans le suspense décalé de A Girl Missing, certainement le film le plus intrigant de cette pré-rentrée sous Covid-19.

Engrenages

L’allure est (très) juvénile, et l’on prendrait facilement Kôji Fukada pour un étudiant en fin de cycle alors qu’il aborde la quarantaine avec une petite dizaine de films à son actif, et qu’il collectionne les prix en festivals depuis 2008. Venu présenter A Girl Missing au Ramdam (« le festival du film qui dérange« ) à Tournai en janvier dernier, le cinéaste revient avec un débit vif et une belle clarté sur la genèse du projet. « Le point de départ fut l’actrice, Mariko Tsutsui, explique-t-il. Nous avions tourné Harmonium ensemble il y a trois ans et nous avions évoqué pendant le tournage -avec le producteur aussi- l’idée de faire un autre film avec elle dans le rôle principal cette fois. Je n’avais pas encore de synopsis, encore moins de scénario, c’est Mariko qui fut l’inspiration du projet. L’écriture a découlé comme naturellement de cette situation de départ. »

L’idée qu’une personne n’est pas punie ou récompensée en fonction de ses actes, mais qu’elle se fait prendre dans un engrenage, dans un système, qui la dépasse

L’idée d’utiliser la piste du fait-divers (l’enlèvement d’une jeune fille) s’est imposée très rapidement: « J’ai vu l’héroïne se faire engloutir par un fait-divers qui petit à petit lui fait perdre sa place dans la société, déclare Fukada. Ce mécanisme m’a guidé dans l’écriture du scénario. C’est un thème qui revient assez souvent dans les films que je réalise: l’idée qu’une personne n’est pas punie ou récompensée en fonction de ses actes, mais qu’elle se fait prendre dans un engrenage, dans un système, qui la dépasse. Que ce soit par l’effet de la nature, ou de la société. Un engrenage qui fait vivre à cette personne une expérience à laquelle elle n’était pas préparée. »

A Girl Missing multiplie les lignes narratives et joue de manière inventive avec la chronologie. Deux éléments qui se sont imposés au cinéaste durant l’écriture. « À chaque nouvel événement, à chaque nouveau rebondissement me venant à l’esprit, je me laissais porter et je suivais la ligne narrative ainsi inaugurée pour voir vers quoi elle pouvait entraîner Ichiko, l’héroïne. Parallèlement, je savais qu’à un certain moment la vision de la scène finale me viendrait. À partir de l’instant où je l’ai eue en tête, je pouvais tisser les différents fils du récit de telle manière qu’ils mènent le plus élégamment possible, et de la façon la plus intéressante, à cette conclusion. » Les choix formels très riches de la mise en images, les éléments de style, sont venus à Fukada au fur et à mesure de l’écriture, qu’il compare à « un long processus de pétrissage« . « Les sons et les couleurs, j’y pense déjà en rédigeant le scénario, commente-t-il, mais c’est un processus qui dure jusqu’à la fin du tournage, en modifiant certaines choses en fonction des lieux, de la réalité, qui bien sûr ne cesse de changer. »

Kôji Fukada
Kôji Fukada

Tout ce travail, Mariko Tsutsui a pu le suivre en recevant tout d’abord un synopsis avec les intentions générales, puis le scénario peaufiné, son réalisateur lui demandant à chaque fois son avis. « Elle m’a aussi raconté des souvenirs d’enfance qui ont étés intégrés dans le film, comme par exemple celui évoqué dans la séquence qui se déroule dans le zoo.« 

Le style fluide et patient du cinéma de Fukada invite plus d’une fois aux comparaisons musicales et picturales. Il cherche toujours l’accord le plus profond, et y ajoute volontiers des dissonances tantôt subtiles, tantôt carrément dérangeantes, créatrices de tension et d’instabilité gagnant la scène ou le plan comme par contagion. Ainsi du travail sur la bande sonore, où le cinéaste nippon veut « intégrer peu de musique mais beaucoup de sons de la vie quotidienne, parce que la musique a tendance à diriger le spectateur, à l’influencer, à homogénéiser les choses, alors que je le veux libre et sans entraves« . Ainsi également de l’utilisation des couleurs, avec d’abord une palette douce et discrète, puis soudainement l’irruption de rouges et (brièvement) de verts intenses. « L’emploi de couleurs primaires comme en effet le rouge et le vert me vient de mon amour pour la Nouvelle Vague« , réagit le cinéaste, qui a reçu très jeune (son père cinéphile lui montrait beaucoup de films) les chocs coloristes des films de Godard tels Pierrot le fou. « Il y avait à peu près 600 cassettes VHS à la maison et j’ai pu voir très jeune un grand nombre de films, se souvient Fukada. Mais le moment décisif fut la découverte d’un film vu à la télévision quand j’avais treize ou quatorze ans: L’Esprit de la ruche de Victor Erice, avec Ana Torrent (de 1973, NDLR). L’impact sur moi fut énorme et à partir de ce moment-là je suis devenu complètement obsédé par le cinéma.« 

L’Esprit de la ruche de Victor Erice, avec Ana Torrenta eu un énorme impact sur moi et à partir de ce moment-là je suis devenu complètement obsédé par le cinéma

Un art où l’auteur n’a pas (contrairement à l’écriture ou la peinture) le contrôle absolu: « La manière dont les acteurs vont jouer, la manière dont le vent va souffler pendant une scène sont des éléments sur lesquels le réalisateur n’a pas une prise totale. J’aime cette particularité. Un film n’est pas seulement une projection de l’artiste, c’est aussi un ensemble de hasards, de combinaisons imprévisibles. C’est intéressant et beau! »

Parasite contre propagande

Kôji Fukada est un as de la confusion des genres, du parasitage des atmosphères et des microcosmes. Il aime semer les plus crédibles et convaincantes des fausses pistes. Comme une vague de fond, invisible au regard sous la surface rassurante d’une mer d’huile, soulève soudainement celle-ci et transforme la marée en déferlante mortelle, aussi destructrice qu’inattendue. Le choix des lieux de l’action s’inscrit dans cette approche. La maison où vit la famille et où travaille Ichiko, située à Nagareyama dans la préfecture de Chiba (au sud-est de Tokyo), a ainsi été sélectionnée « pour l’impression de grand calme et de parfaite banalité qu’elle et le quartier qui l’entoure dégagent« . Un lieu « lisse et classique, comme on peut en trouver partout au Japon, et qui ne suggère rien d’autre que de la quiétude, l’absence d’événement spectaculaire« . Le cadre idéal pour travailler sur les faux-semblants, faire mentir les apparences, comme Fukada l’affectionne. Là, « loin du bruit et de l’animation de quartiers comme Shibuya ou Shinjuku« , le cinéaste peut faire résonner plus violemment « l’arrivée bruyante des équipes de télévision et autres médias qui vont harceler l’héroïne« .

Place au silence

A Girl Missing fait place belle au silence, « notamment parce que créer un silence c’est laisser de la place au spectateur, lui offrir du temps pour réfléchir, pour se projeter« . Kôji Fukada pense beaucoup aux spectateurs de ses films, il les inclut dans un processus où l’empathie compte énormément mais n’est jamais facile, où celle et celui qui regardent sont régulièrement « testés » dans leur rapport aux personnages. « Chaque fois que je prépare un film, je réfléchis beaucoup à cette question de l’empathie, explique le réalisateur. Dans la plupart des films, le processus classique veut que les spectateurs vivent les mêmes émotions que le personnage au fur et à mesure que l’histoire évolue, qu’ils pleurent et rient avec le personnage. Moi, je souhaite que les spectateurs gardent leur liberté de se projeter dans le film, de se confronter aux émotions plutôt que de simplement les relayer à l’identique. Car une majorité de films cherchent l’identification pure et simple. Le cinéma fonctionne comme de la propagande. Quand on voit ce terme, on pense au régime nazi, à la manière dont il a utilisé le cinéma pour répandre son idéologie. Mais les États-Unis et le Japon ont eux aussi intégré à leur cinéma, même le moins politique en apparence, ces tactiques d’identification à un mode de pensée, à un mode de vie. Je veux travailler à l’opposé, surtout dans la société actuelle, qui évolue et va évoluer vers de plus en plus d’échanges entre peuples et cultures différentes. Pourquoi ne pas renoncer à l’empathie obligatoire? Pourquoi ne pas simplement regarder et accepter l’autre tel qu’il est, accepter qu’on ne le comprend pas, qu’on ne partage pas sa vision des choses, pour pouvoir vivre ensemble? » Les films de Fukada incarnent cette idée.

Proches

On peut s’y retrouver paradoxalement plus proches des personnages à l’instant même où ce qu’ils disent, font ou ressentent, semble le plus étranger à ce que nous pensons ou ressentons nous-mêmes… Le tout inscrit dans une perspective philosophique intégrant l’humain à la nature, ne faisant pas de différence entre lui et l’animal (voir une scène formidable avec un rhinocéros!). « Je suis en cela le digne représentant de la société qui m’a vu naître, rit le cinéaste. Il y a dans ma pensée cet animisme qui veut qu’en chaque être vivant, en chaque élément de la nature résident des esprits divins. À l’opposé de la vision occidentale qui crée une hiérarchie des espèces et fait de la nature une création de Dieu mise au service des Hommes. »

A Girl Missing

Drame/thriller de Kôji Fukada. Avec Mariko Tsutsui, Mikako Ichikawa, Sosuke Ikematsu. 1h44. ****

Des années de présence utile, de soins attentifs, de travail dévoué. Puis soudain le soupçon, terrible et destructeur. Infirmière à domicile d’une famille dont elle est logiquement devenue très proche, Ichiko serait-elle impliquée dans le kidnapping de la fille de la maison? Son neveu a en tout cas été arrêté pour ce crime, et les regards en sont changés. Quel(s) secret(s) risquent d’être dévoilés? À quel dilemme Ichiko va-t-elle devoir faire face, dans le contexte brûlant de la folie médiatique qui se déchaîne rapidement? A Girl Missing développe son lent et fascinant suspense avec une maîtrise formelle mais aussi émotionnelle qui marquait déjà Harmonium, du même Kôji Fukada, sorti voici trois ans. On voyait dans ce film un ex-détenu renouer avec un ami, se rapprocher intimement de sa famille pour y accomplir une sanglante vengeance. Le scénario d’ A Girl Missing revisite cette infiltration du drame familial par le fait-divers, avec une plus grande subtilité encore. L’interprétation captivante de Mariko Tsutsui (la mère dans Harmonium) est décisive dans la réussite d’un thriller familial au ton des plus particuliers, inscrivant avec art le doute et le mystère au coeur du quotidien.

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