50 ans, toujours pas de Rolex, toujours curieux

Judex - Georges Franju (1963) © Capture d'écran Youtube
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Deux écueils à éviter la cinquantaine venue : la nostalgie systématique et l’envie ardente de rester dans le coup. Keep calm, curious & carry on, en d’autres termes. Comment culturellement vieillir sans trop sucrer les fraises, c’est le Crash Test S05E08.

Le week-end dernier, j’ai eu 50 ans. Toujours pas de Rolex mais à quoi bon, vu que mon téléphone donne l’heure ? Je peux même la lui demander de vive voix, ce qui est impensable avec une montre, même de luxe. 50 ans, je pense que c’est Nick Cave qui a dit que c’était un âge très confortable, surtout parce qu’on n’a officiellement plus aucune obligation de s’intéresser à ce que font les jeunes, à ce qui intéresse les jeunes, ni de participer aux débats des jeunes. Si, à 50 ans, vous faites savoir à l’assemblée que vous n’aimez pas le rap, on ne vous regarde plus comme un blasphémateur. On trouve ça normal. On se dit : « Ben ouais, forcément, pépé est resté calé à Yazz et U2, la musique de sa jeunesse ». On n’insiste pas. A 49 et demi, on tente encore de vous convertir par l’épée, on trouve ça inadmissible et condescendant mais à 50, ça passe, car vous voilà officiellement irrécupérable. Sur la pente douce vers le Grand Nulle Part. Il est certes toujours plus ou moins interdit de dire trop haut du mal des films Marvel, de balancer des blagues de cul et de se moquer de la culture de la victimisation mais en revanche, grâce à ce « né le 19 octobre 1969 » sur ma carte d’identité, je PEUX une semaine plus tard déclarer publiquement que je n’ai aucune envie d’écouter Kanye West, jamais. De suivre Stranger Things, jamais. De voir un spectacle de Hannah Gadsby, jamais. Ca n’offusquera pas. Je ne suis plus un « jeune branché bruxellois arrogant », je ne suis plus un « quadra en baskets cultivé, aigri et méchant ». Je suis officiellement VIEUX et quand je balance un avis un peu à contre-courant, on va donc désormais juste dire que je sucre les fraises, pas que je joue au troll pour me faire mousser.

C’est la vie, c’est comme ça que vont les choses : le 19 octobre 2034, je ne devrai même plus payer le bus et là non plus, personne n’y trouvera à redire. Je peux même commencer à poser de vraies questions de pépé, du genre « Haaa, mais Adam Driver, c’est Dark Vador, en fait ? » ou « C’est disponible chez H&M, les trucs de Tyler The Creator ? » Nick Cave a donc raison : c’est très cool, 50 piges, effectivement très confortable. C’est pas la fin. Darwin avait la cinquantaine quand il a publié l’Origine des Espèces. A 55 ans, un certain Ronald Reagan a aussi décroché un job pas mal et la célébrité planétaire. L’andropause me guette mais le costard en sapin va encore un peu attendre. Il me reste des choses à faire, à voir, à écouter, à écrire et à dire. Il y a juste deux gros écueils à éviter. Le premier, c’est de tomber dans une nostalgie systématique : considérer une bonne fois pour toutes que Kanye West et Roméo Elvis, c’est nul, et s’en tenir à Yazz et U2 jusqu’à la surdité. Proposer des articles de 30 000 signes à chaque réédition des Stone Roses, écrire un livre sur les Pet Shop Boys, devenir programmateur sur Classic 21 (« y en a trop marre de Led Zeppelin, il est plus que temps que cette radio passe du New Order ! »). Se remettre à porter le bouc et un t-shirt Babes in Toyland. Ce n’est pas là juste du délire voulu rigolard. Regardez autour de vous, changez mes références par d’autres plus évidentes, plus connues. La nostalgie vous est délivrée à la tonne dans les médias. Tous les jours, 24 heures sur 24. Parce que c’est très rentable. Et qu’on ne vit de toute façon plus dans un monde où un « curateur » vous invite à la découverte culturelle. On vit dans un monde où un « prestataire de service » sélectionne et vous présente des produits poussés par le marketing.

Le deuxième écueil à éviter serait de vouloir au contraire ardemment rester dans le coup. S’accrocher aux emballements menés par des gens qui pourraient être vos enfants. Vous inscrire sur TikTok. Tenter d’avoir un avis sur Kanye West même si vous pensez que dans le hip-hop, on n’a jamais fait mieux depuis Public Enemy. Essayer de développer une pensée critique sur les spectacles de Hannah Gadsby alors que rien que son timbre de voix vous donne envie de descendre dans la rue, nu, avec un couteau de cuisine en beuglant Helter Skelter à la face des passants. Se boudiner dans des fringues de trentenaires, se sentir concerné par les débats sociaux importés des campus américains sur Twitter. S’il y a bien une chose que ces cinquante années de vie sur Terre m’ont apprise, c’est que le plus important pour réussir sa vie, ce n’est pas la Rolex, c’est de cultiver sa curiosité. Or, la curiosité, ça ne se guide pas par la nostalgie, le marketing et le complexe de Peter Pan. Une curiosité plus en forme qu’une prostate née en 1969 doit pas mal au hasard, aux intuitions, à la connaissance de soi même.

Ainsi, je ne suis pas du tout curieux de ce que peuvent bien écrire Ivan Jablonka, David Foenkinos et pas mal d’autres auteurs/trices à la mode. Cette année, ce sont Georges Bernanos et Octave Mirbeau qui m’ont surtout troué le fondement. J’ai chopé Sous Le Soleil de Satan (1926) de l’un dans une boîte à livres de Saint-Gilles et Le Jardin des Supplices (1899) et Sébastien Roch (1890) de l’autre chez des soldeurs. Aucune nostalgie, aucun diktat marketing, aucun rapport à l’actualité, aucun tremplin là-dedans pour rebondir vers les débats en cours. Juste du pur plaisir littéraire, de très belles découvertes, de la littérature à plus d’un titre étonnante, riche et même moderne (Mirbeau, surtout). Les films à l’affiche n’éveillent pas non plus ma curiosité : Joker et Tarantino attendront, peut-être longtemps. Cette année, j’ai surtout adoré Judex (1963) de Georges Franju, film de super-méchant drôlement mieux foutu et troublant que tout Marvel et DC réunis, et Le Grand Silence (1968), western spaghetti joyeusement couillon sous la neige avec Jean-Louis Trintignant et Klaus Kinski. J’étais curieux de les voir et j’ai été ravi de les voir. Tout comme je suis drôlement plus emballé à l’idée de découvrir l’oeuvre de Jean-Louis Mahjun, après écoute de la récente compilation Stain, Crack & Break de Steve Stapleton et Andy Votel, que de me farcir le Kanye West. Ca répond davantage à mes goûts et à mes inclinaisons. Nul marketing, nulle pression sociale ne m’ont poussé vers ces oeuvres. Après les avoir consommées, je n’ai même pas envie d’en parler, juste de laisser en décanter la force de frappe. De tranquillement et longuement les apprécier. Alors que si j’allais voir Joker au cinéma, ça serait poussé par la hype et je me sentirais obligé d’en faire au moins dix tweets et probablement deux chroniques. Une fièvre vaine m’animerait. Bien sûr, il ne faut pas attendre la cinquantaine et je ne l’ai d’ailleurs pas attendue pour opérer de la sorte dans l’hypermarché culturel : dégotter les bons plans, les promos géniales plutôt que de choper le tout-venant et le sur-vendu. Peut-être même que tout que je raconte ici touche surtout les gens travaillant dans les médias culturels. Il est vrai que le pharmacien chez qui j’ai acheté mon pépin de courges garantissant le confort urinaire n’avait pas trop l’air de savoir qui étaient Kanye West, Hannah Gadsby, Franju et Bernanos. Encore 5 ans et je finirai bien par le jalouser.

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