2019, l’année de la revanche du Joker
Damant le pion aux super-héros de tout poil, le film de Todd Phillips s’est érigé en phénomène de société, miroir de la noirceur et des inégalités du monde.
C’est sans conteste l’événement cinéma de l’année, doublé du succès que personne n’avait vu venir: présenté début septembre à la Mostra de Venise, Joker, de Todd Phillips, devait en repartir avec le Lion d’or, mais aussi une flatteuse réputation, rampe de lancement idéale pour tout renverser ensuite sur son passage. Si bien que, sorti fin septembre à l’échelle planétaire, le film cumulait, deux mois plus tard, des recettes supérieures au milliard de dollars, triomphe public assorti d’un plébiscite critique – unanimité rare, faut-il le préciser. Par l’une de ces facéties dont il a le secret, Joker aura donc pris tout le monde de cours, la Warner la première sans doute, tant le film échappe aux canons habituels des productions inspirées de comics qui donnent désormais le la à Hollywood. L’entreprise avait, du reste, de quoi laisser dubitatif, Todd Phillips ayant pour principaux titres de gloire la trilogie The Hangover, exploitée sous nos latitudes sous l’intitulé Very Bad Trip, franchise de comédies régressives à l’intérêt inexorablement déclinant. A l’autopsie, pourtant, rien de la gueule de bois redoutée, l’histoire du clown au rire glaçant réussissant un crossover inespéré entre blockbuster et vision d’auteur, rappelant au passage qu’un film de super-héros (ou plutôt sa némésis, pour le coup) peut aussi être porté par une véritable ambition narrative et cinématographique.
Super anti-héros pour temps présents
Puisant abondamment au cinéma américain des années 1970 et 1980, à celui de Martin Scorsese et à Taxi Driver et La Valse des pantins en particulier, le film retrace le destin cruel d’Arthur Fleck, clown à la petite semaine doublé d’un aspirant comédien de stand up; un individu en proie à de profonds troubles neurologiques qui, lâché de tous et objet, dans l’indifférence générale, de violences et humiliations à répétition, va basculer dans la folie et la criminalité. Jusqu’à se métamorphoser en Joker, futur meilleur ennemi de Batman. Voilà pour un contexte que le film, remontant aux origines du personnage dans une Gotham (New York) City transformée en cloaque par une grève des éboueurs, se fait fort de transcender, débordant largement du cadre des comics, pour s’ériger en miroir de la noirceur du monde, et résonner avec notre époque jusqu’à tendre à la dystopie réaliste. L’atmosphère de guérilla urbaine dans laquelle culmine le tout ne dit d’ailleurs pas autre chose, et il est tentant de voir dans le Joker le digne représentant des innombrables laissés-pour-compte d’une société toujours plus polarisée, achevant de l’imposer comme un super antihéros pour les temps présents.
Sans doute faut-il voir dans cette capacité à cerner le zeitgeist l’une des raisons ayant fait de ce divertissement malin un véritable phénomène de société. On s’en voudrait pour autant de ne pas souligner les évidentes qualités cinématographiques de ce film d’un noir d’encre, Todd Phillips ajoutant la densité à l’intensité pour dispenser un malaise comme on n’en avait plus éprouvé au cinéma depuis longtemps, bien aidé par un Joaquin Phoenix décharné dont la composition borderline est frappée du sceau du génie, pas moins. Autant dire que l’on aura vu avec un plaisir non dissimulé ce Joker halluciné damer le pion aux films de super-héros. L’avenir lui appartient quoi qu’il en soit, qui devrait avoir un parfum d’Oscars (on ne voit pas, en tout cas, comment celui du meilleur acteur pourrait échapper à Joaquin Phoenix), en attendant une suite dont la mise en chantier ne fait désormais aucun doute. En espérant notamment que Todd Phillips et son scénariste Scott Silver pourront maintenir le cap, épargnant à ce personnage marginal et magistral l’infamie d’entrer dans le rang hollywoodien…
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