Hélène Frappat
Lier la parole d’une femme à son corps, vraie définition du compliment patriarcal
En cette époque de fin du monde, un détour par l’une des fictions fondatrices de l’homme occidental s’impose: la mythologie grecque.
Sa plus célèbre “devin” (mot sans équivalent féminin) s’appelle Cassandre. Résumé: Cassandre est belle. Donc Apollon lui offre le don de lire l’avenir. Cassandre est belle. Donc Apollon exige de coucher avec elle. Mais Cassandre refuse. (Variante rarissime du scénario traditionnel de viol: ici la “belle” a le droit de dire non.) Cassandre a dit non. Donc Apollon la punit: il crache dans sa bouche, en décrétant que personne -à commencer par sa famille, précise le dieu en colère- ne la croira.
La vérité vraie de Cassandre -l’humanité va à sa fin, et personne n’est en sécurité dans la famille (des Atrides)-, n’est pas crue. Pourquoi? Parce que la femme sage est (re)belle. La parole de Cassandre, chaque mot vrai et sage, qui sort de la bouche où Apollon a projeté sa salive, à défaut de son sperme, n’est pas crédible.
Aujourd’hui encore, la belle et sage Cassandre a beaucoup à nous apprendre. Apollon a fixé un cadre. Les mots qui sortent de la bouche de la moitié féminine de l’humanité sont liés intimement à son corps. Certains appellent ça faire un compliment. D’autres se demandent s’il ne s’agit pas d’un truc antique pour faire taire une femme.
J’étais récemment invitée dans la plus prestigieuse “matinale” de Radio France, pour parler de Trois femmes disparaissent (Actes Sud, 2023). En face de moi, le co-invité m’a vite cloué le bec. Répondre à ma place aux questions que m’adressait le journaliste (le coup du “mansplaining” identifié par Rebecca Solnit: un homme explique à une femme le livre qu’elle-même a écrit) ne suffisait pas. Il fallait faire taire Cassandre (qui, en l’occurrence, tentait d’évoquer les viols et tortures subis par Tippi Hedren sur un tournage de Hitchcock). S’adressant directement à l’auditeur, comme au chœur de la tragédie, mon co-invité l’a pris à partie sur la “beauté d’Hélène, si blonde que Hitchcock aurait adoré se déchaîner sur elle”. Dans le silence du studio, il ajouta (toujours à la troisième personne) que “Hélène n’avait pas l’air d’apprécier le compliment”.
Le truc bien de notre époque, c’est que la médiatrice de Radio France a été assaillie de protestations indignées d’auditrices et auditeurs. Mon complimenteur ignorait apparemment que le chœur grec ne sympathise jamais avec les tyrans. Cracher dans la bouche d’une femme en liant sa parole à son corps -vraie définition du compliment patriarcal- ne passait plus? Pourtant, quelques jours plus tard, au prestigieux Festival du Livre de Paris où j’étais invitée, la “modératrice” du débat m’a refait le coup de Cassandre. “Hélène… Blabla… Quelle ressemblance avec Tippi!… Blabla… Belle et blonde… Blabla… Hitchcock aurait adoré!” Elle m’a reproché de ne pas savoir accueillir un compliment.
Ma cousine psy à qui j’ai raconté l’histoire a éclaté de rire. Ça aide, le sens de l’humour. Rassurons le chœur grec: ma semaine s’est bien finie. J’ai animé une rencontre avec le génial cinéaste John Waters. “L’humour est un cheval de Troie!”, a-t-il expliqué, pour décrire la portée politique de son œuvre.
Ça valait peut-être le coup de se prénommer Hélène. Pas pour le style “Aphrodite d’or” dont Homère qualifie Cassandre. Mais pour un bon cheval de Troie balancé dans la face et la famille des Atrides, qui a pour nom Patriarcat. Puisque notre bouche tachée n’est pas crédible, profitons-en pour faire des blagues. Une vraie arme de survie, à une époque tout sauf drôle.
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