Ilan Manouach

Carte blanche: « Pourquoi payer des auteurs de BD alors que les BD peuvent se faire toutes seules? »

« Pourquoi payer des auteurs de bande dessinée alors que les bandes dessinées peuvent se faire toutes seules? » La question provocatrice posée par l’auteur Ilan Manouach vient mettre en perspective la fronde menée par nombre d’auteurs de BD contre l’usage des outils d’intelligence artificielle dans la création artistique. Celui qui est aussi chercheur en « créativité computationnelle » aligne dans sa carte blanche les arguments en faveur de l’utilisation de ces nouvelles technologies pour le 9e art.

L’apparition d’outils en ligne invitant les utilisateurs à saisir des messages textuels pour générer des images a propulsé les discussions sur la démocratisation de la création numérique au devant de la scène. Les débats relatifs à l’impact potentiel des technologies d’IA sur les industries culturelles ne sont pas dénués d’intenses émotions, d’opinions polarisées et de questions éthiques. C’est sur ce fond de controverses que l’industrie de la bande dessinée apparaît comme un cas emblématique. Il incite nombre de ses professionnels à exprimer une inquiétude profonde concernant le poids que ces technologies naissantes font peser sur les traditions artisanales, l’écosystème des industries de la bande dessinée et l’équilibre délicat de ses marchés fragiles.

Pour commencer, rejetons sans équivoque l’appellation maladroite et trompeuse de « BD en IA ». Cette expression, lorsqu’elle est employée sans nuances, renforce le préjugé selon lequel les algorithmes pourraient produire des bandes dessinées significatives et attrayantes, sans aucune intervention humaine, ou en réduisant l’action humaine à presque rien. Une telle description ne rend pas compte des échanges complexes de la créativité humaine et de la technique. Ce média a une longue histoire d’interaction humain-machine où les outils (et maintenant les technologies informatiques) sont implacablement enracinés dans les champs politique, social et économique. En Belgique, nous préférons utiliser le terme de « bande dessinée synthétique« . Il atteste du fait que les bandes dessinées ont toujours été les produits de la nature agrégée de la production et de la diffusion des savoirs, et ce, d’autant plus qu’elles sont désormais résolument ancrées dans les contextes à forte intensité d’information de notre ère numérique.

Les bandes dessinées synthétiques sont des œuvres dont la production repose sur une architecture opérationnelle de processus technologiques de synthèse d’images, de génération de texte et de corrélation multimodale – le processus de mise en correspondance du texte et de l’image. Leur production dépend d’un ensemble d’opérations discrètes, décentralisées et quelque peu asynchrones, qui devraient être saisies selon ce que l’informaticien Rudy Rucker décrit comme la computation: tout « processus qui obéit à un ensemble fini de règles descriptibles », impliquant des opérations de calcul, de traitement et de transformation de l’information, qui emploie des substrats variés, numériques ou autres. Par conséquent, leurs formes, leurs caractéristiques matérielles et leurs opérations sont confiées à des systèmes techniques programmés pour générer un éventail infini de résultats originaux, en s’appuyant sur des ensembles de données. On ne saurait trop insister sur l’importance de la computation dans la création de ces œuvres, car elle joue un rôle déterminant dans l’appréhension et la construction des rencontres esthétiques qu’elle permet.

Je suis un auteur de bande dessinée et un chercheur qui travaille sur la créativité numérique. Je publie des bandes dessinées depuis plus de vingt ans et j’utilise la bande dessinée comme outil de production de nouvelles formes de savoirs. La bande dessinée est un moyen d’aborder un champ d’idées étendu en matière de politique, de société et d’éthique. Elle autorise la production de travaux qui, dans d’autres secteurs de la recherche et de la pratique contemporaines, seraient trop coûteux, trop risqués, très lents ou simplement très dépendants de soutiens institutionnels pour pouvoir être initiés. Pour moi et nombre de mes pairs en Belgique, la bande dessinée est un vaste terrain d’expérimentation et j’ai activement exploré les possibilités de ce média dynamique : création de la bande dessinée Shapereader conçue spécialement pour les utilisateurs/lecteurs malvoyants, expérimentation de projets globaux à grande échelle en création distribuée, conception d’outils pour le traitement de bases de données de millions de bandes dessinées, afin d’élaborer des moteurs génératifs et des systèmes informatiques pour la production de bandes dessinées synthétiques. En 2020, j’ai co-créé le Neural Yorker, un générateur de dessins de presse basé sur des modèles génératifs spécialement entraînés et, en 2021, a paru, avant l’avènement de Midjourney, mon livre Fastwalkers, probablement la toute première bande dessinée co-créée avec de l’IA émergente. Si les nouvelles perspectives de la bande dessinée m’enthousiasment, travailler avec des outils informatiques peut souvent relever du défi. Fastwalkers, par exemple, a nécessité le développement intensif de modèles conçus pour les domaines particuliers dont nous avions besoin pour notre bande dessinée, tels que les personnages, les paysages, les véhicules, les armes, etc. Les coûts de production ont représenté des milliers d’heures de GPU sur des clusters de calcul A100 très coûteux, généreusement fournis par le programme Inception du fabricant de processeurs Nvidia.

Je crois qu’il est juste d’écrire que, dans un média qui a historiquement servi de laboratoire pour les industries mondiales du divertissement, la grande majorité des artistes de bande dessinée contemporains n’est pas simplement réticente à considérer le potentiel des outils numériques à sa disposition, mais qu’elle est même farouchement opposée à l’idée de les intégrer dans la production de son travail. Les craintes qui entourent l’intégration des outils numériques dans la BD semblent pourtant contredire les principes qui sont au fondement de cette forme d’art même. L’art de la bande dessinée est depuis toujours caractérisé par une approche démocratique et égalitaire de la création, alimentée par l’esprit inventif et l’ouverture d’esprit de ses auteurs, ainsi que par la curiosité de son public. En outre, ces craintes vont à l’encontre de l’histoire même de la bande dessinée, dans laquelle la fabrication industrielle, l’automatisation et le progrès technique ont été des éléments intrinsèques des processus de production du média.

Les spéculations sur le rôle croissant de l’automatisation dans la production artistique ont été un motif permanent des débats sur l’art moderne et contemporain, depuis le milieu du XXe siècle. Toutefois, la bande dessinée elle-même a toujours été située dans une économie de l’information dense, qui s’est développée par la standardisation des meilleures pratiques pour transformer un artisanat en production de masse. Elle est le résultat direct de processus industriels basés sur des ensembles institués de pratiques de normalisation, où les notions d’efficacité, d’utilité marginale et de calculabilité sont à la fois conceptuellement et techniquement fondamentales. L’échelle industrielle de ces opérations, depuis les premiers stades de l’idéation jusqu’aux révisions éditoriales de dernière minute, repose généralement sur l’architecture opérationnelle d’une division du travail déterminée par le rapport humain/machine. L’intégration de processus computationnels pour la production de bandes dessinées synthétiques est donc cohérente avec les premières expériences de l’industrie en matière d’automatisation. Elle remonte aux origines de l’artisanat de la bande dessinée et à son expansion, qui s’est développée en symbiose parfaite avec le développement de l’imprimerie, de la distribution et des technologies de communication.

Les artistes de bande dessinée ont toujours expérimenté, puis adopté une gamme variée d’outils, en contribuant à leur expansion. Cela va des toutes premières technologies de photogravure, telles que le Ben Day, breveté industriellement, à l’utilisation généralisée de logiciels pour l’édition d’images, le lettrage, la mise en couleur et la mise en page. Ils ont toujours utilisé les technologies de leur époque, non seulement pour élargir leurs moyens d’expression et diffuser de nouvelles formes artistiques, mais aussi pour explorer des processus non conventionnels dans la production d’œuvres. Aussi, l’imagerie générée par ordinateur (CGI), la modélisation 3D ou la génération de texte assistée par ordinateur, ainsi que d’autres technologies d’usage courant dans les secteurs de la production de films d’animation ou de jeux vidéo sont de plus en plus utilisées par les auteurs de BD, souvent avec des ambitions novatrices, comme dans les bandes dessinées générées par ordinateur du pionnier Giovanotti Mondani Meccanici, dès les années 80.

Pourtant, la réception des bandes dessinées synthétiques est plus que controversée. Des professionnels chevronnés désavouent publiquement l’IA et en appellent à une mise à l’index générale des artistes qui, de manière « frauduleuse », créeraient des images à l’aide de Midjourney. Des éditeurs dénoncent les « faux » artistes qui n’ont « même pas de page Facebook ou Instagram » (ce qu’on pourrait appeler le « test de Turing des boomers »). Des libraires refusent de vendre des bandes dessinées dont les couvertures sont générées par IA. Qui aurait pu prévoir qu’une industrie qui a institué dans une mesure sans précédent la copie délibérée d’une case ou d’une page d’une BD antérieure – une pratique appelée « swiping », qui est peut-être l’une des plus grandes contributions de la BD à l’histoire des idées et de la créativité – ait, au sein de son industrie, des adeptes essentialisant à ce point la « main humaine » comme seule garante de la créativité ?

N’est-il pas malhonnête, de la part de professionnels de la BD, de dénoncer l’intelligence artificielle en tant que vol et spoliation, alors qu’ils ne sont pas seulement actifs sur les médias sociaux, mais qu’ils les utilisent depuis toujours pour promouvoir leur travail ?

Certains de ces mêmes professionnels vont même jusqu’à proposer, pour tout le secteur, la mise en place d’un label « Made by Humans » (« Fabriqué par des humains »), exprimant ainsi une nostalgie douteuse pour l’âge sombre de la Comics Code Authority. Pour rappel, la CCA, mieux connue sous le nom de Comics Code, était un organisme de réglementation mis en place comme alternative à la censure gouvernementale, administrée par l’industrie de la BD elle-même. Légitimée par des intellectuels véreux comme Fredric Wertham, spécialisé dans la « pathologisation » des lecteurs, elle avait pour mission de veiller à ce que les publications de bandes dessinées respectent un « code d’éthique et des normes » contre la débauche sociale (l’équivalent de la loi de 1949 sur les publications réservées à la jeunesse et de la « commission de surveillance et de contrôle des publications pour la jeunesse », en France). On peut s’interroger sur les aspirations politiques des auteurs de BD classiques et alternatifs qui regrettent les années d’après-guerre (et, en Belgique, ils sont nombreux!). Les connotations tribales et conservatrices des anti-IA ont des antécédents très sombres dans l’histoire – les auto da fe ou les interdictions de bandes dessinées préfigurent le blackballing, la déplatforming et le doxxing du XXIe siècle.

N’est-il pas malhonnête, de la part de professionnels de la BD, de dénoncer l’intelligence artificielle en tant que vol et spoliation, alors qu’ils ne sont pas seulement actifs sur les médias sociaux, mais qu’ils les utilisent depuis toujours pour promouvoir leur travail ? Cela fait des années qu’ils donnent librement accès aux plateformes, non seulement à leurs bandes dessinées, illustrations, croquis, BTS, etc., mais aussi à l’ensemble de toute leur vie en réseau. Ils contribuent ainsi à la formation de modèles statistiques et d’algorithmes de recommandation. Ils l’ont fait sans aucun scrupule éthique quant à la richesse accumulée par le capitalisme des plateformes sur l’extraction de données généralisée. La « rémunération zéro » ne les dérangeait pas. Ils ont rarement discuté du fait d’« offrir leur célébrité » aux plateformes, ce qu’ils font pourtant avec Midjourney. Ils ont à peine fait la leçon à leurs adeptes sur la nécessité de faire preuve de « prudence raisonnable » et, surtout, ils n’ont jamais pris la peine d’inciter leurs usagers à s’informer sur la documentation contractuelle et les conditions générales disponibles des médias sociaux. Qu’on  lise  enfin les termes et conditions pourrait être le seul résultat positif d’un état d’esprit NAMBI (Not Against My Business or Industry), chez les professionnels de la BD.

Quant aux quelques artistes qui utilisent des outils génératifs tels que Midjourney ou d’autres logiciels d’IA « prêts à l’emploi », il est intéressant d’observer comment ils diminuent la part créative et minimisent le mérite des algorithmes, ou, plus rarement, comment ils affirment douloureusement que la génération automatique nécessite d’innombrables répétitions et de la discipline. Ni la génération automatique, ni la bande dessinée ne sont créatifs par eux-mêmes. Malheureusement, malgré le nombre exponentiel de possibilités pour s’exprimer artistiquement aujourd’hui, le « travail acharné » reste encore le seul moyen, pour un auteur, d’exister en tant que membre à part entière de la communauté des artistes.

Lorsque les artistes BD décident de prendre l’IA générative « au sérieux », c’est généralement pour révéler les motifs cachés, réprimés, honteux et trompeurs qui se cachent derrière une de ses productions. N’est-il pas étrange que l’un des principaux moyens de repérer l’art généré par l’IA, dans le monde commercial de l’illustration fantasy et des BD de super-héros, un bastion du regard masculin et de l’objectivation des femmes, consiste à rechercher des illustrations de personnages aux traits sexualisés, aux poses alanguies et aux expressions suggestives ? Je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi Midjourney excelle dans ce genre d’images « tarte à la crème », mais, blague à part, il y a ici un effet collatéral intéressant. Nous observons l’institution progressive d’une toute nouvelle pratique de « lecture soupçonneuse », promettant de révéler le contexte de production d’une image. Les professionnels de la BD et les évangélistes anti-IA deviennent des experts dans une nouvelle science de la « criminalistique de la BD ». Elle est conçue pour déceler et relier les indices et identifier les coupables. Outre les fameuses, mais éphémères, mains à sept doigts de Midjourney (peut-être l’un des plus grands tours de force de la publicité subliminale), une série de signes plus subtils, révélateurs  de « malhonnêteté », se reflètent sur le miroir des affects et des attentes du lecteur : les portraits sont disséqués à la recherche de plis superflus, d’erreurs anatomiques, d’imperfections cutanées, de « distorsions » faciales, de poils inattendus et d’autres signes de « falsification » de l’IA. Il va sans dire que ces considérations sont surtout révélatrices des idées préconçues de la communauté de la BD sur ce qu’est un corps humain.

Je me demande si les artistes de bande dessinée, qui ont toujours défendu la nécessité d’une forme d’expression artistique authentique et vernaculaire et qui se sont parfois emportés contre l’art institutionnel et l’académie conservatrice, ne sont pas devenus les victimes collatérales d’une démocratisation accélérée de la création, permise par l’IA générative. Et si l’envie de démocratiser la créativité avait migré vers des formes contemporaines, beaucoup plus horizontales, d’utilisation des médias ? Depuis les mèmes et les « rage comics » jusqu’aux IA, il ne s’agit pas seulement d’étendre l’éthique de la création de l’art de la bande dessinée, mais aussi de l’actualiser pour répondre aux aspirations du XXIe siècle, où d’autres compétences que le dessin ou la narration sont nécessaires. Les dessinateurs et les artistes de bande dessinée sont peut-être devenus, contre toute attente, les gardiens d’institutions conservatrices moribondes, celles-là mêmes qui les avaient historiquement exclus, parce qu’ils n’étaient que des dessinateurs trouvant refuge dans des formes commerciales de divertissement de bas niveau. C’est maintenant à leur tour de reprocher aux artistes de ne pas faire le travail sérieux nécessaire pour percer dans le monde de l’art.

L’intégration d’outils génératifs dans les BD synthétiques fait partie d’un processus continu de création de mondes qui est profondément inscrit dans l’histoire du média

Les bandes dessinées synthétiques ont le potentiel d’articuler de multiples enjeux infrastructurels, à la convergence des plans institutionnels, éducatifs et commerciaux. La question de savoir si ces enjeux peuvent être intégrés dans des stratégies plus larges, avec un impact important sur l’industrie de la BD, est liée à la manière dont ces outils contribuent à la production de nouvelles idées, ainsi qu’aux futurs que nous sommes en mesure d’extraire de ces idées. L’intégration des outils IA contribue à une reconfiguration dynamique des traditions artisanales et représente une grande opportunité d’étendre l’agentivité opérationnelle des professionnels de la BD. En apprenant à naviguer dans de très grandes quantités de données, les artistes en bande dessinée seraient en mesure d’identifier des motifs, d’expérimenter des techniques de visualisation innovantes, d’apporter leur expérience en matière de narration pour l’exploration de données, ou (pourquoi pas ?) de s’appuyer moins sur des solutions toutes faites que de construire directement leurs propres modèles génératifs personnalisés dans la production d’images, de textes et de contenus multimodaux. Ces nouvelles compétences pourraient réinscrire et reconfigurer ce que signifie être un auteur de BD ce qui compte en tant que création, et peut-être nous aider à mieux comprendre comment répondre aux questions éthiques liées à l’autorat, à l’attribution et à la copropriété.

Nous devons nous rappeler que les artistes de bande dessinée ne se sont jamais contentés de créer des images. Depuis toujours, ils ont fabriqué et contribué à la construction de systèmes. Ils ont toujours abordé l’artisanat en termes sociaux, évolutifs et dynamiques. Ils ont toujours embrassé une gamme étendue de techniques d’inscription, de compétences et d’ensembles d’expertise qui vont bien au-delà du travail traditionnellement associé à la réalisation d’une BD (« dessiner et écrire »). L’intégration d’outils génératifs dans les BD synthétiques fait partie d’un processus continu de création de mondes qui est profondément inscrit dans l’histoire du média, plus encore en Belgique, pays où la bande dessinée constitue une partie essentielle du patrimoine culturel populaire et où le milieu de la BD a un intérêt collectif dans la production de son avenir.

L’écriture de ce texte a reçu le support de Kuti Kuti en juillet 2023.

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