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Carte blanche à Daphné Tamage: «Les Belges ont le don de rendre possible l’impossible»
Grandir dans un pays qui rend possible l’impossible, surréelle la vraie vie, c’est ce qu’offre la Belgique, selon l’autrice Daphné Tamage.
Hasard? Synchronicité? Chance? Nous n’en saurons rien. Disons qu’une fourmilière de passeurs invisibles a œuvré pour que les thèmes de ce numéro du Focus Vif coïncident avec ceux qui ont tissé ma vie. Thomas Lavachery, d’abord, dont les tomes de Bjorn le Morphir ont porté ma vocation d’écrivaine ou, mieux que ça, m’ont autorisée à me servir de l’imaginaire comme solution aux maux de l’adolescence d’abord, puis (j’ignore s’il faut l’avouer), comme seul remède trouvé à ceux de l’âge adulte. Je dois à Henri Lavachery, son grand-père explorateur, une fascination inaltérable pour l’île de Pâques. Le navire-école qui fut affrété pour l’expédition sur l’île en 1936, et qui se visite toujours à Ostende, ramènera en Belgique le moaï Pou Hakanononga, dieu des pêcheurs de thon (que l’on peut voir aux Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles) et, en 1936, la dépouille du père Damien de l’île hawaïenne de Molokai.
Les morphirs sont des guerriers d’exception, tout comme l’explorateur Lavachery (qui fut résistant pendant la guerre), tout comme ce saint qui passa sa vie à œuvrer auprès des lépreux. Chacun s’est trouvé un jour à mi-chemin du sommet de la montagne, levant la tête, sentant poindre le découragement. Chacun l’a chassé d’un geste de la main avant de reprendre l’ascension. Je pense à eux dans les commencements. Devant l’inaccessible. Dans les plis du découragement.
Une autre sorte de héros a traversé ma vie. Alors que s’ouvre le festival Jazz à Liège, faut-il rappeler qu’il y a 101 ans naissait l’inénarrable saxophoniste Jacques Pelzer, qui aura transformé sa pharmacie du Thier en repaire pour les musiciens de passage? Faut-il redire comment Comblain-la-Tour se transforma en haut lieu du jazz mondial? Faut-il encore imaginer Nina Simone, Benny Goodman, Ray Charles, Bill Evans et John Coltrane longer la rive gauche de l’Ourthe? Le fils pianiste de Mussolini, Romano, débarquer à la gare de Comblain, des partitions débordant de sa valise? Oui, il le faut. Car alors, vous aurez une vision de ce que c’est, grandir dans un pays qui rend possible l’impossible, surréelle la vraie vie, puisque ce mot –«surréalité», «surréalisme»– nous va si bien. Et si, plus qu’un attribut, il s’agissait d’un pouvoir qui nous avait été confié? Et si notre peuple avait le don d’embellir le réel, de le transcender?
Quand on m’a demandé d’écrire un roman-guide sur Bruxelles, je protestai: ne pouvait-on pas me confier Rome, ou Lisbonne, où j’avais vécu, ou encore Trieste que j’aimais tant? Brel disait: «Pour moi, l’enfance est une notion géographique. Je crois qu’on est né dans un coin qui est l’enfance. […] Pour moi, l’enfance c’est un ciel bas, il fait gris, il fait humide et il y a des adultes que je ne comprends pas. Ça aurait très bien pu se passer dans le Limousin ou en Bretagne ou à Paris, il se fait que ça s’est passé en Belgique…» Que fait-on de cette enfance passée sous un ciel bas, où il fait gris et humide? On y invente des Bjorn le Morphir, on y élabore des expéditions sur une île mystérieuse où se dressent des statues, on traverse les océans étoilés pour s’occuper des miséreux, on transforme un village de Hamoir en capitale mondiale du jazz. On finit par la chanter, cette enfance. Par l’écrire.
A la question de Bernard Pivot «quel est le mot que vous détestez?», notre Sœur Emmanuelle nationale choisira sans hésiter cette interjection: «Stop.»
Daphné Tamage a récemment publié Le Retour de Saturne (Stock) et Bruxelles (L’arbre qui marche).Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici