Blutch, morceaux choisis
L’auteur de Lune l’envers a toujours eu le goût de la citation et des références à ses pairs. Un fétichisme poussé à l’extrême et au chef-d’oeuvre dans Variations: Blutch y redessine 30 planches de son panthéon. À sa façon.
Sa première « variation », Blutch s’en souvient très bien: « Il y a 45 ans, dès que je me suis mis à lire. J’ai tout de suite essayé de reproduire, de recréer, de refaire. De reproduire la joie du lecteur que j’étais. Je lisais Tintin, Spirou, Astérix, je recopiais, je décalquais. Un geste candide, pur. Dès que j’ai vu une histoire dessinée, j’ai été poussé, par une impulsion inconnue, à la refaire. Depuis je n’ai jamais arrêté et, tout au long de ces années, j’ai souvent refait et souvent cité des BD dans mes BD. J’ai juste approfondi.«
De fait, on n’avait jamais vu autant de références chez un auteur aussi unique. Sa première planche dans Fluide glacial? « Une décalque de Tintin au Tibet! » Son prochain projet? « Un album de Tif & Tondu qui devrait sortir dans un an, mais ce n’est absolument pas la même démarche. Ici, ce sont des morceaux détachés du bloc principal, des sprints. Cet album-là, ce sera dix marathons, j’en suis à la moitié. » Entre les deux, Christian Hincker, dit Blutch (oui, comme le caporal des Tuniques bleues), aura déployé en 30 ans de carrière un univers à nul autre pareil, pourtant nourri de repères: Forrest, Jijé, Morris, Giraud, Franquin hantent ses atmosphères et ses traits, du Petit Christian à Lune l’envers, de Blotch à Vitesse moderne. Un goût des autres qu’il a poussé à son paroxysme, « pour comprendre un peu du mystère qui les entoure encore. Je sais que c’est illusoire, mais j’essaie de retrouver ce paradis perdu: dessiner sans arrière-pensée. Variations est presque un livre de plasticien. L’enjeu de ce travail consistait à essayer de dessiner le plus intensément possible. Et de retrouver la joie enfantine de ce geste. Avec l’âge, le dessin de BD peut se raidir, s’ankyloser. C’est une chose que je crains. Ici, j’ai chaque fois essayé de trouver le bon feeling, la bonne note. Je voulais que ce soit harmonieux, et je peux tourner beaucoup autour avant d’y arriver. Quant aux variations en tant que telles, je cherche le pas de côté, le décalage. À la base, je reste un dessinateur d’humour. J’ai besoin d’être facétieux, ou de me surprendre. »
Écriture poétique
Variations présente donc 30 facéties, graphiquement sublimes, autour de séquences BD qui ont marqué le lecteur puis l’auteur qu’est Blutch. « Il y a des passages issus de mes années d’enfance et de formation, mais aussi d’auteur. Des séquences primales, fondatrices, qui font partie de mon disque dur -la pomme dans La Grande Traversée d’Astérix, le music-hall dans Les Sept Boules de cristal, la réception des Pieds Nickelés, la sensualité des dessins de Cuvelier… Mais il y a aussi des lectures adultes, des auteurs que l’on redécouvre plus tard comme Buzzelli, Crepax, Lauzier, Pichard, Manara. Refaire leurs planches m’a obligé à théoriser, à me faire une idée du passage que j’avais sous les yeux, à essayer de comprendre. Que me raconte cette séquence, que me dit l’auteur, quel est l’enjeu? » Et ce, en y glissant chaque fois une variation scénaristique, narrative ou graphique: dans la planche de Gaston, Blutch inverse les rôles, De Mesmaeker est le gaffeur, Gaston l’homme des contrats (« parce que les temps ont changé, nous ne sommes plus dans les années 60, on cherche la norme désormais« ). Dans l’extrait de Achille Talon, Blutch condense trois planches en une. Et souvent, dans ses extraits, de Blueberry aux Tuniques bleues, Blutch intervertit les sexes. « Mais chacun des 30 m’a fourni sa propre leçon. Certains dessinateurs comme Alexis m’ont donné du fil à retordre pour pénétrer leur dessin, d’autres comme Morris m’ont complètement dominé. Chez Jacobs, le côté claustrophobique du Piège diabolique m’a poursuivi longtemps, les protagonistes et les lecteurs sont tout le temps coincés dans des lieux confinés. Brétecher, c’est la simplicité, un vrai défi pour moi qui ai peur du blanc. Quant à Franquin, je crois avoir compris: c’est le mouvement, tout le temps, en permanence, rien, jamais, n’y est figé… En mettant ses pas dans les pas d’un autre, on le comprend mieux, on pénètre son cerveau. Graphiquement, j’ai chaque fois appris quelque chose.«
Le lecteur, lui, ne devra pas hésiter à se plonger dans ce bel et grand album, effectivement très plastique, même si certaines des séquences et des planches originelles lui échappe. L’expérience de lecture de tels extraits forcément moins cartésiens que d’habitude confine alors à la poésie. Une lecture irraisonnée, qui elle aussi fait partie des fondamentaux de Blutch: « Blueberry par exemple, je l’ai découvert en morceaux et dans le désordre, avec des graphies de Giraud qui n’avaient rien à voir entre elles. J’en avais une vision très kaléidoscopique, qui m’a marqué et m’a formaté. Malgré l’amour que je porte à la bande dessinée populaire, j’ai développé depuis un goût coupable pour l’inintelligible. J’aime être perdu. »
Variations, de Blutch, éditions Dargaud, 64 pages. ****(*)
La galerie Barbier & Mathon (10 rue Choron à Paris) expose jusqu’au 09/12 des planches et recherches de Blutch issues de Variations. www.barbiermathon.com
Philippe Druillet: Gail
« Il y a chez Druillet une espèce d’énergie, de rage, une générosité folle. C’est symphonique. Avec un côté art brut aussi. Or comment retrouver cette vibration-là, cette innocence, moi qui ne suis plus innocent? J’ai demandé un crayonné à ma fille de trois ans. « Dessine ce que tu veux. » Elle a regardé le dessin original, puis a fait des gribouillis. J’ai repris ses traits, j’ai reproduit ses lignes désordonnées, irréfléchies, pour retrouver la déraison de Druillet. »
Giraud et Charlier: Angel Face (Blueberry)
« Vers treize ou quatorze ans, la violence du dessin de Giraud m’a éclaté à la figure. Angel Face, le premier que j’ai dû lire, est un album hérissé, hirsute. Blueberry m’apparaissait tellement accablé, oppressé, qu’il me faisait penser à un Noir américain: il est pourchassé, lynché, martyrisé… Au début, je voulais donc en faire un Noir, mais j’ai poussé le raisonnement: qui est encore plus oppressé? Une femme noire! Quant à Angel, il traduit mon goût un peu coupable pour les blondes. »
Jean Graton: L’Honneur du samouraï (Michel Vaillant)
« J’étais en vacances sur l’île d’Yeu. À la bibliothèque du village, j’ai trouvé un exemplaire défraîchi de L’Honneur du samouraï. Mon idée était alors de redessiner tout l’album, mais je me suis arrêté à la page 3, à ce passage-là. Mes amis s’en étonnent parfois, mais j’aime beaucoup Michel Vaillant, je les lis régulièrement. Il y a un charme, c’est bien raconté, ça me repose. Ici, l’exercice consistait à dessiner des bagnoles, à dessiner des choses que je ne ferais pas naturellement. Comme des gammes. »
Daniel Goossens: Idée Noire
« L’original est une planche très récente, un hommage à Franquin dans un hors-série de Fluide Glacial en 2016. J’aime tout chez Goossens, son esprit, sa drôlerie… Son oeuvre m’a tellement accompagné que plutôt que de piocher dans le passé, j’ai pris son dernier travail en date. Et il boucle bien Variations. Gaston dessiné par Goossens, c’est comme Lucky Luke sous la plume de Gotlib: une galerie des miroirs dans laquelle j’aime me perdre. Le dessin, c’est l’informulé. »
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