Zep passe à la question: “On n’a qu’une vie, mais en tant qu’auteur, et parfois comme lecteur, j’en ai beaucoup”
Prenant prétexte d’éclairer le virage graphique et réaliste entamé il y a dix ans, l’auteur de Titeuf s’offre un beau livre d’entretiens. Un passage presque obligé et très à la mode en BD pour asseoir ce (nouveau) statut d’artiste.
Que les jeunes auteurs et autrices prennent bien note: pour prétendre, en tant qu’auteur de bande dessinée, au statut d’artiste connu et reconnu, qu’on leur refusait il n’y a pas si longtemps encore, il ne faut pas uniquement un double succès, de foule et d’estime, ni même avoir eu droit à sa monographie, son exposition ou à ses tirages de luxe. Il faut aussi son livre d’entretiens. Hergé, Franquin, Eisner, Gotlib, Bilal, et désormais Zep, Frank Pé ou Midam, tous ont ce point commun de posséder leur livre d’entretiens ou de conversations, où ils racontent leur art, leur parcours et leurs pratiques. Bilan pour les uns, quête de reconnaissance pour d’autres, cet exercice qui se transforme parfois en (très) beau livre est en passe de devenir un incontournable -alors qu’il fut longtemps extrêmement rare.
L’auteur de Titeuf, lui, aura attendu trente ans pour avoir le sien. En prenant comme (bonne) excuse de commenter le virage graphique assez radical qu’il a entamé il y a dix ans avec des récits réalistes voire graves (Une histoire d’hommes, Un bruit étrange et beau, The End, Ce que nous sommes), tous édités chez Rue de Sèvres, comme ce Dessiner le monde, Zep rejoint le club de moins en moins fermé des auteurs qui se racontent. « Et qui se comprennent en se racontant, nous précisait-il lors de son passage à Bruxelles en compagnie du journaliste suisse Romain Brethes, qui lui donne la réplique dans ce beau livre grand format bourré, aussi, de dessins et d’illustrations rares, voire inédits. « J’ai longtemps repoussé l’idée d’un livre d’entretien, parce que je craignais l’idée du bilan, qui rime un peu avec une fin de carrière. Il s’est au contraire avéré que c’est plutôt une ouverture. Quand on fait de la BD, on est nez sur le guidon, on ne réfléchit pas beaucoup au pourquoi, c’est assez instinctif. Mais en parler, c’est essayer de comprendre. Comprendre pourquoi les choses se sont passées comme ça et pas autrement, revenir sur les enchaînements… Ça me libère pour essayer encore de nouvelles choses. » Un terme -liberté- qui reviendra souvent dans notre bref échange et dans la longue conversation qui forme Dessiner le monde.
Des artisans devenus artistes
D’emblée, le duo ne nie pas la filiation de leur livre d’entretiens avec d’autres. Elle est même revendiquée dès l’avant-propos, en citant « les conversations de Numa Sadoul avec Hergé, Franquin, Moebius ou Tardi, le dialogue croisé de Frank Miller et Will Eisner avec Charles Brownstein ou les confessions d’Enki Bilal à Christophe Ono-dit-Biot ». « Les livres comme Comment on devient créateur de bandes dessinées, ce furent des bibles pour nous tous, les jeunes auteurs d’il y a 20 ou 30 ans, confirme Zep. Nous n’avions aucun accès à ces gens-là, et tout à coup ils ouvraient leur atelier, parlaient de leurs techniques, mais aussi de leur philosophie de travail, de leur compréhension du monde, et pourquoi ils racontaient des histoires. J’ai lu et relu ces livres. »
Romain Brethes confirme et précise: « Les entretiens qu’a mené Numa Sadoul sont un modèle important, mais il s’adressait alors à des auteurs d’une certaine génération, qui n’avaient pas l’habitude de parler de leur travail et qui eux-mêmes ne se considéraient pas comme des artistes, mais plutôt comme des artisans, qui s’excusaient presque quand on leur demandait le pourquoi. Depuis, le statut de la bande dessinée et de ses auteurs a changé. Ils revendiquent aujourd’hui plus clairement une vision du monde, un point de vue et un propos. Nos entretiens, dans ce sens-là, ont eu plus à voir par exemple avec les discussions menées par Onot-dit-Biot avec Bilal, qui a une vision « politique » des choses et de son art, et qui se confronte au monde. »
Cette « vision politique » que Zep développe de manière plus franche depuis dix ans sans pour autant abandonner Titeuf, mêlant quête existentielle, questions intimes et angoisses climatiques, l’auteur suisse la possède en réalité depuis toujours. On comprend, en lisant leurs conversations, que cette idée de liberté d’expression et de récit était déjà présente dès Titeuf, « qui utilise les codes du franco-belge humoristique pour aborder des sujets qu’on y abordait pas, et s’y montrer moins optimiste. L’imaginaire et l’humour ont toujours été des échappatoires, depuis mon enfance. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui, je crois qu’il faut dire et raconter cette liberté de la bande dessinée, qui peut vous permettre d’aller absolument partout. Devenir auteur de bande dessinée, ça m’a permis d’être un gamin de 12 ans, un super-héros, un moine, une rock-star et bientôt une femme. La bande dessinée, la fiction, proposent cette expérience unique de devenir les personnages que l’on lit, et qui offre une compréhension des autres qui me semble impossible sans ça. Si vous avez lu les Jonathan de Cosey par exemple, vous avez une vision beaucoup plus humaine de ce que c’est que d’être un migrant, bien plus que via n’importe quel reportage ou article de presse. Vous avez vécu, avec lui, cette expérience de l’intérieur. On n’a qu’une vie, mais en tant qu’auteur, et parfois comme lecteur, j’en ai beaucoup. Et je veux transmettre ce goût, cette incroyable possibilité de liberté, à ceux qui me suivront. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de gens qui se lancent dans la bande dessinée qu’à mes débuts, et beaucoup plus d’écoles. C’est important qu’ils se posent la question du pourquoi de ce choix, et de ce qu’il leur offre. C’était le bon moment pour essayer de l’expliquer, et de le transmettre, avec le bon interlocuteur. »
Zep: Dessiner le monde – Conversations avec Romain Brethes ****, éditions Rue de Sèvres, 168 pages.
Quatre perles du genre
Comment on devient créateur de bandes dessinées (1969)
Faites le test: tous les vrais amateurs de bande dessinée, franco-belge en particulier, possèdent un exemplaire original de ce livre publié dans la collection Marabout (les autres possèdent a minima sa réédition en 2014). Cette conversation menée en 1969 avec Jijé et Franquin par le jeune Philippe Vandooren (qui deviendra plus tard éditeur et réacteur en chef de Spirou) est sans doute le must du genre. Un échange encore essentiellement technique entre deux amis et artistes que personne, alors, ne considérait comme tels.
Et Franquin créa la gaffe (1986)
Cet ensemble d’entretiens mené avec Franquin par le français Numa Sadoul fait lui aussi partie des incontournables. Il a été réédité récemment chez Glénat dans un beau et gros livre entièrement repensé. L’auteur s’y livre un peu plus personnellement grâce au talent de son interlocuteur, qui en a fait un de ses métiers: Numa Sadoul publiera maints autres entretiens avec Hergé, Moebius, Uderzo, Gotlib ou Tardi. Preuve de l’apport de ce pionnier au 9e art, la sortie récente de Franquin et moi proposant une sorte d’addendum à son livre-culte, l’interviewer devenant interviewé.
Will Eisner, les clés de la bande dessinée (1990)
Enfin édité en français en 2009 en trois albums, mais réédité depuis en intégrale, ce livre-ci, tout aussi incontournable, tient plus de la leçon magistrale que de la conversation. L’un des plus grands auteurs de la bande dessinée américaine, le premier à être passé du comics au graphic novel, y livrait littéralement ses secrets de fabrication en matière d’art séquentiel, de narration ou de création de personnages. Un vade mecum encore une fois plus axé sur le comment que le pourquoi.
Frank Pé, une vie en dessins (2024)
Cette Vie en dessins du Belge Frank Pé, comme le Dessiner le monde de Zep, incarne parfaitement cette nouvelle génération des livres d’entretiens et de transmission, avec beaucoup d’italiques, mais aussi beaucoup plus de raisons d’être que de savoir-faire, et au moins autant d’illustrations -on est passé du petit poche Marabout pas cher au beau livre monographique qui vous coûtera un bras! La preuve s’il en fallait encore une du changement de statut de la bande dessinée, de son public et de ses créateurs.
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