Le 9e art semble désormais indissociable de l’engagement sociétal et de l’acte politique. Un phénomène porté par la Gen Z, la féminisation du secteur et les opportunités éditoriales.
«Boomers» et «antiwokes» s’abstenir: la bande dessinée d’aujourd’hui ne s’adresse plus vraiment à eux, si ce n’est peut-être pour tenter de les convaincre, ou de les combattre. Si la BD, d’abord destinée à la jeunesse, a été de tout temps un outil de soft power et de propagande (rappelons que les journaux Tintin et Spirou furent créés par des entrepreneurs catholiques ou conservateurs, et que Pif Gadget était une création du Parti communiste), la BD pour ados-adultes, elle, a rapidement épousé les contours d’une contre-culture prompte à la résistance politique, comme l’avaient déjà bien compris les lecteurs de Mafalda, du Grand Duduche, des ouvrages de Joe Sacco, voire de l’incontournable Franquin et son Gaston Lagaffe, passé avec les années du profil de gaffeur fainéant à celui de militant écolo, quand son auteur ne basculait pas dans ses Idées noires.
Cet atavisme –éduquer la jeunesse et bousculer les adultes– inscrit dans les gènes du 9e art et de ses artistes a néanmoins pris, ces dernières années, les allures d’une véritable «bataille culturelle», comme la nomme la dessinatrice «et activiste» Blanche Sabbah, dans son essai dessiné du même nom qui vient de paraître chez Casterman. Soit «un manifeste politique, qui prône des valeurs démocratiques de solidarité, d’inclusion et de tolérance pour lutter contre le fascisme dans la joie et la créativité».
La jeune bande dessinée embrasse désormais tous azimuts féminisme, inclusion, écologie, visibilité de la communauté LGBTQIA+, anticapitalisme, anticolonialiste, antipatriarcat…
Claire Fauvel, elle, ne fait pas non plus mystère de ses ambitions avec Les Yeux d’Alex (lire par ailleurs), son dernier roman graphique: «La quête d’Alex fait écho aux questionnements d’une génération sur les inégalités liées au genre au sein des relations sociales et sexuelles. Elle comprend surtout que la sexualité est un véritable enjeu de pouvoir au sein d’une société, et que la violence ou les systèmes de domination qui y sont associés servent bien souvent à consolider le système patriarcal. Dès lors, se libérer des normes patriarcales, hétérosexuelles ou occidentocentrées, devient un acte politique.»
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Deux exemples frappants parmi bien d’autres des combats progressistes que la jeune bande dessinée embrasse désormais tous azimuts: féminisme, inclusion, écologie, visibilité de la communauté LGBTQIA+, anticapitalisme, anticolonialisme, antipatriarcat… Le tout alors que le drapeau de One Piece et l’étendard de l’équipage de Luffy, symbole de révolte contre tous les pouvoirs en place, trône désormais en tête de multiples manifestations et mobilisations, et ce dans le monde entier.
Woke jusqu’au bout du crayon
Cette adhésion quasi unanime de la bande dessinée contemporaine aux combats qualifiés de «wokistes» par ceux qui ne les partagent pas est finalement assez logique: portée à la fois par une Gen Z qui a fait de la déconstruction des normes une de ses spécificités, par la féminisation rapide de son lectorat et de ses créateurs et par des politiques éditoriales désormais très favorables aux BD du réel (sciences humaines, autofiction, docus-BD), cette nouvelle BD engagée ne pouvait que s’épanouir.
Seuls deux écueils pourraient la menacer: la manière dont, chez les éditeurs mainstream, le fond prend souvent le pas sur la forme, et transforme de bons sujets en mauvaises BD sans grammaire ni réflexion sur les rapports texte/image; et le risque, chez les plus alternatifs, de ne prêcher qu’auprès de convertis, déjà convaincus par les combats menés –petite alerte adressée en passant à Salomé Saqué, autrice très tendance de Résister et plus que sûrement déjà sollicitée pour une adaptation en BD.
Quatre sorties, quatre engagements
Féminisme
Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus
de Paola Guzzo et Cécile Tousset, Actes Sud BD, 260 p.
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En 2019, une militante proposait à des inconnues sur Instagram de se réunir pour un premier collage collectif contre les féminicides sur les murs de Paris, obligeant les passants à faire face à la réalité et aux noms des victimes. Six ans plus tard, la journaliste Paola Guzzo et la dessinatrice Cécile Rousset retracent l’histoire de ce mouvement devenu mondial. Un roman graphique remarquable, parfait exemple de cette «nouvelle» bande dessinée engagée, à la fois documentaire et alternative.
Ecologie
Une bouteille à la mer
d’Isabelle Autissier et Zelba, Futuropolis, 160 p.
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Une autrice engagée, un combat à mener et une vedette pour le porter: cette Bouteille à la mer voit l’illustratrice allemande Zelba suivre la navigatrice Isabelle Autissier partir à la rencontre de multiples spécialistes de la protection des mers et des océans pour souligner et souligner encore leur effrayant constat: notre or bleu brûle. Un cri d’alarme qu’elles tentent, en vain, de ne pas rendre anxiogène.
Colonialisme
La Dent
de Nicolas Pitz et Pierre Lecrenier, Glénat, 144 p.
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Sous-titré, pour être bien clair, La décolonisation selon Lumumba, cette Dent était celle de l’indépendantiste congolais assassiné en 1961, telle que la brandira plus tard à la télévision l’ex-mercenaire belge Gérard Soete, en s’exclamant: «J’ai découpé Lumumba!» Les Belges Nicolas Pitz et Pierre Lecrenier retracent ici la biographie et surtout les idéaux de ce «fervent défenseur de la justice sociale, du panafricanisme et de l’unité africaine», très, très loin de Tintin. On en reparle prochainement avec eux.
Erotisme
Les Yeux d’Alex
de Claire Fauvel, Glénat, 200 p.
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L’érotisme, ou du moins l’incarnation et la représentation du désir en BD, est le nouveau terrain de déconstruction et de reconquête des jeunes autrices naturellement féministes: si ces Yeux d’Alex, de Claire Fauvel, en est un parfait exemple, avec ce récit qui renverse le cliché et les sexes de la muse et de l’artiste, d’autres bousculent la rentrée, dont le magnifique Une obsession de Nine Antico (Dargaud), nouveau bijou sur le chemin très «bédéesque» et parfois très escarpé de la révolution féministe en cours.